Jennifer Lefort : Chromadose
30 mai, 2015
Texte d’accompagnement
par Cheryl Rondeau
En entrant dans la Galerie du Nouvel-Ontario, nous délaissons la grisaille d’un environnement urbain familier et nous passons le seuil d’un univers imaginaire. Nous voici maintenant dans un environnement électrisé par des couleurs vives qui dansent sur les murs et le plancher. Pendant une semaine, la salle d’exposition de la galerie est devenue le studio temporaire de l’artiste Jennifer Lefort, qui habite à Gatineau. La salle lui sert de vaste toile pour la création de son installation spécifique au site, dont le titre est « Chromadose ». L’œuvre de Lefort enivre ce lieu de ses éclats de couleurs acidulées qui se muent en formes abstraites, puis qui se métamorphosent en perdant et en retrouvant leurs contours.
Lefort maîtrise la coloration, qui est en fait le point de départ de ses peintures abstraites — c’est une pratique qu’elle développe depuis environ quinze ans. Lauréate de prestigieux honneurs comme le prix Joseph Plaskett, Lefort a acquis une réputation enviable non seulement au Canada, mais aussi internationalement. Des signes plus récents indiquent que sa renommée continue de grandir : cette année, ses œuvres ont été remarquées dans un contexte mondial lors de l’importante foire d’art Volta 11 à Basel en Suisse.
Au fil des années, les dimensions de ses œuvres ont grandi et ses intérêts l’ont amenée à s’affranchir des limites de la toile pour aborder la sculpture et les installations temporaires. Cette évolution a été inspirée par sa collaboration avec Dominique Pétrin à la production d’une installation spécifique à un lieu créée en 2014 à la Galerie Optica de Montréal, où ce duo d’artistes a transformé la salle d’exposition au fil d’un processus de « dialogue créateur ». C’est alors qu’elle a compris qu’elle pouvait « peindre virtuellement dans l’espace ». À la GNO, Lefort poursuit de ce travail d’exploration non seulement en appliquant la peinture directement sur les murs de la galerie, mais aussi en intégrant dans son œuvre des éléments tridimensionnels qui approfondissent sa transformation de l’espace cubique blanc.
En entrant dans la galerie, nos yeux et notre corps tout entier sont immédiatement subjugués par une forme polygonale massive aux contours nets qui occupe le mur ouest de la galerie. Cette forme s’allonge jusqu’au plafond et s’élargit en se déversant sur le plancher en des lacs de bleu, de noir et de magenta taillés dans le Mactac, à tel point que le spectateur risque de poser pied sur ces mares de couleur. Au cœur de cette forme, Lefort commence par appliquer une couche de fond noir, qu’elle a tôt fait d’éclairer en y traçant vigoureusement des lignes jaunes et rouges qui émergent de cette forme et qui l’entourent. Comme les traits qui divisent les voies d’une route, ces lignes orientent notre regard de droite à gauche le long du bord inférieur de la forme. Finalement, elles s’éjectent du bord supérieur droit, où le mur demeure blanc.
Mais le blanc vide est bref. Car non loin, une flaque dense rose bonbon émerge du mur tout en expulsant des points noirs. Une série de lignes d’un bleu océanique jaillissent du milieu de cette forme et au-dessus d’elle et s’achèvent en dégoulinant près du pied du mur. Des tentacules roses s’étirent du côté droit de cette forme vers une autre forme polygonale qui trace presque un cadre autour de la tache rose, comme si sa « tête » se penchait vers la gauche en une embrassade. On remarque avec intérêt que des lignes du même rose bonbon s’imposent sur cette forme aux noirs et aux bleus sombres, dont la base se déverse sur le plancher en flaques de jaune et de blanc. Son bord droit s’étend vers le mur nord de la galerie et s’y élève, là où une volée de points rose vif gambadent le long du mur vers une forme vaguement conique aux contours très nets qui émerge du plancher. Cette forme-ci est infusée de taches noires, bleues, rouges et jaunes et deux antennes qui s’étendent de son bord supérieur gauche semblent aspirer les points roses.
En nous approchant du mur est de la galerie, nous y voyons, haut perchée, une forme polygonale plus grande qui dégouline du plafond vers le plancher en une série de formes qui évoquent des stalactites aux couleurs vibrantes. C’est comme si nous étions vertigineusement tombés du cosmos en parachute pour enfin atterrir dans une grotte. Des points d’un jaune vif s’écartent de ces stalactites et se dirigent vers une dernière forme nettement délimitée et vaguement phallique qui s’élève à partir du plancher. Cette forme est relativement petite — je la vois de haut, car elle est plus courte que moi — et les teintes qui la remplissent sont moins vives. Il n’y a que les bouts de ses quelques antennes qui aient de vives lueurs jaunes et rouges. Cette forme s’enfle sur le plancher en une coulée de Mactac noir rectangulaire longue et mince qui s’étend vers le centre de la salle, comme une ombre qui s’allonge sous l’effet d’une source lumineuse qu’on ne saurait percevoir. Son extrémité pointe vers une petite île faite de Mactac rose vif sur laquelle est posée une colonne de briques aux couleurs vives. Deux briques sont posées au hasard à côté de la colonne, comme si quelqu’un ou quelque chose était en train de l’édifier ou de la démanteler.
Comme dans les œuvres sur toile de Lefort, nous voyons ici une palette familière de couleurs et de formes enjouées qui flottent, s’épanouissent, se dilatent, se recoupent et se confondent. Par son maniement habile de la superposition et de la répétition, Lefort sait créer avec adresse des scénarios « fluctuants » qui donnent l’impression d’être animés par un mouvement constant, au cœur d’espaces liminaux dont la transformation semble imminente.
« Une forme en appelle une autre jusqu’au sentiment de l’unité, ou de l’impossibilité d’aller plus loin sans destruction. En cours d’exécution, aucune attention n’est apportée au contenu. »
—Paul-Émile Borduas, Refus global
En n’emportant avec elle qu’un peu de matériel de son studio, Lefort est arrivée à la GNO un lundi matin et s’est vue confrontée à un cube blanc vide. Elle y est venue sans idée préconçue ni croquis préliminaires, car le moteur de son processus créatif serait son environnement immédiat — les formes, les sons, les lueurs, les ombres, les fentes, les boursouflures et les imperfections du lieu. Elle semble épouser l’attitude de Paul-Émile Borduas, un de ses précurseurs dans la voie de la peinture abstraite au Québec, qui a rédigé le manifeste percutant qu’était Refus global et qui a été le principal instigateur de ce qui deviendrait le mouvement automatiste des années 1940-1950. Fasciné par l’authenticité et la spontanéité des dessins d’enfants, Borduas a été le pionnier d’un processus créatif influencé par la théorie surréaliste de l’automatisme. Cette méthode consiste à peindre sans idées prédéterminées, en laissant les sensations du moment et l’environnement immédiat inspirer et orienter l’élaboration d’une œuvre d’art. L’intention est non pas de réfléchir, mais de jouer et d’expérimenter. Pour sa part, Lefort s’est donné amplement de possibilités grâce à la diversité du matériel — peinture en aérosol, Mactac, jeu de briques — qu’elle a puisé dans son studio.
La peinture en aérosol étant très imprévisible, elle a inévitablement mené l’artiste vers quelques découvertes. Vu le temps de séchage rapide, le travail de Lefort devait être rapide et il s’ensuit un sentiment d’urgence et d’excitation qui traverse son œuvre. On y ressent tangiblement l’emballement de l’artiste qui travaillait dans un lieu nouveau et selon un échéancier serré tout en expérimentant avec de nouveaux matériaux. Le spectateur qui explore l’installation éprouve une sensation d’exubérance intense et de curiosité excitée devant l’inconnu.
Quand l’artiste a entamé son travail directement sur les murs et que des formes ont commencé à évoluer, les imperfections des murs, du plafond et du plancher l’ont interpellée. Un récit a commencé à se développer alors que les gestes de ses jets et de ses gribouillis d’aérosol passaient en alternance des espaces délimités aux espaces non délimités. Comme pour ses formes octogonales, Lefort a décidé de contenir ses gestes dans des zones précisément définies qu’elle a délimitées à l’aide de ruban-cache. Grâce à son maniement astucieux de la couleur, de la lumière et de l’ombre et grâce aux contours très nets qu’elle donne à ses formes, les formes octogonales semblent jaillir du mur comme des monolithes qui surplombent les spectateurs. Il y a aussi la masse rose bonbon qui semble émerger du mur et s’étendre dans l’espace en explosant vers la personne qui la regarde. Lefort a un don extraordinaire pour utiliser les éléments de ses peintures et de ses sculptures de manière à reconfigurer et à réorienter subtilement l’espace que l’œuvre habite.
L’intervention de Lefort est animée par une sensibilité apparentée à la performance qui donne l’impression que la gestation de l’œuvre est toujours en cours. C’est comme si à tout moment, l’artiste allait revenir dans la salle pour prendre une de ces briques et la placer au sommet de la colonne ou peut-être continuer de démanteler la colonne. L’œuvre nous fait comprendre que ce que nous voyons n’est pas fixé à jamais et que tout est en état de flux constant, ce qui fait ressentir une troublante éphémérité. Effectivement, cette œuvre est destinée à disparaître; l’installation sera inévitablement démontée et les murs seront repeints en blanc quand l’exposition aura pris fin.
Lefort s’est réellement approprié l’espace de la salle d’exposition de la galerie en transformant temporairement un cube blanc en un monde tout à fait autre. Cette installation donne à voir un univers où l’artiste règne vraiment en maître. Ici à la GNO, nous voici plongés dans un monde imaginaire que Lefort a créé, qui offre au spectateur un paysage onirique liminal, hyperactif, convulsif et abstrait. Son processus témoigne d’une curiosité profonde et d’un esprit ludique qui motive une incessante expérimentation des formes, des couleurs et des espaces. L’artiste combine des plages de couleurs saturées et des éclaboussures extravagantes, s’amuse à dérégler les perceptions et les perspectives et se demande sans cesse combien d’activité le regard pourra absorber tout en demeurant dans sa zone de confort, en un jeu de va-et-vient entre le chaos et l’ordre.