D’entrée de jeu… Où est le centre ?

Textes d'accompagnement

En aval ou en amont de cette question, un clin d’œil. Une boutade. Une interrogation qui tourne en rond. Une spirale qu’on loge en plein cœur d’une métaphore. Une errance dont le langage est centre de pensée.

Mais voyons ! Le centre est partout. Et son pourtour, nulle part. Vraiment ?

Peut-on échapper à la circularité de la question du centre ?
Or, dans la conjoncture actuelle de cette question, on coordonne une expérience de « commissariat » à trois, une triade de préposés aux fonctions temporelles dont l’attente et l’accompagnement trouvent naissance dès la nudité originaire de l’œuvre. La voyance auprès de quatre artistes qui donnent voix à des œuvres qui se meuvent à travers l’espace comme une question centrale entre le je et l’autre.

Oui, l’œuvre à nu oblige plus ou moins le commissaire à être le « premier témoin », selon l’expression de Maurice Blanchot, du sens qui cherche son récit dans l’articulation des matériaux.
Un récit dans le concret dès son origine qui prend appui sur cet immense désir de s’auto-créer. Désir de l’œuvre avec lequel l’artiste nous devance par l’émotion d’une forme qui est déjà là et qui est prête à sauter à travers les voilures du visible.

Où est le centre ?

On a tous et toutes un territoire en devenir, un corps dont l’espace est à venir. Et, en ce pari qu’est la vie, une façon d’avancer… par cœur, par tâtonnements ou autrement. D’un point d’origine, d’un centre choisi quelque part que l’on se donne ou qui nous est donné, on avance pas à pas. Pénible ou agréable, cette marche qui vient nous chercher au plus profond de nous-mêmes, nous fixe la cadence, le rythme de l’aventure incertaine d’où l’on pourra voir surgir le je à l’autre. Entre je et nous, un langage possible, lié à la parole constitutive de toute humanité, de toute création, parce qu’habitée par la possibilité de l’existence commune du je et de l’autre. Terrible banalité du je qui peut être autre et qui nous amène aux confins d’une logique qui garde entiers les rouages de son mystère.

L’artiste a beau nous donner des consignes, des directives plus ou moins claires, il/elle décide de la suite des événements qui se faufilent entre ses mots et notre peau. S’enclenchent des discussions à écarteler le thème du jour, des échanges sans référence, des courriels qui se nourrissent de la conviction que l’on peut arriver à communiquer quelque chose, des visites de studios ou d’ateliers qui tournent autour de la question, des arpentages de matériaux avec tous les partis pris de la démesure. Mais n’oubliant jamais que l’œuvre au centre refuse toutes concessions à l’espace et déploie de grands moyens pour arriver à maintenir, dans son capharnaüm, un nid qui s’apparente à la réalité.

On revient à la charge. L’artiste envoie des photos de l’œuvre. Ces images nous ramènent à la surface du miroir. On décuple les regards qui en demandent trop sur ces instantanés de la démarche créatrice. On cherche le filon, le fil d’Ariane, la bonne intuition au-delà de laquelle tout se décline comme une manière de naître à soi. Des centaines de va-et-vient du je à l’autre, poussés, propulsés par cette vitalité, cette volonté de proximité à l’autre qui se fait œuvre.

Entre moi et l’autre, s’entrelacent des arabesques, des foisonnements, des perceptions, des palimpsestes de traces, d’empreintes, de mémoires ; un lieu où s’installe un flottement entre moi et l’autre, une sensation d’étrangeté qui conduit, inévitablement, à la nécessité d’en parler. La blessure radicale à vivre le sentiment de ne pas être vu complètement, de ne plus pouvoir se voir sous la burka grillagée qui creuse l’abîme entre moi et l’autre, qui provoque une résignation sourde à la colère et au cri de tout défaire. Toute œuvre a un fond de corps qui se nomme anarchie. L’anarchie de l’artiste croit en lui, en nous contre nous-mêmes. Dans des œuvres il ose s’espacer, ose exister à pleines dents avec faim, urgence, ténacité.

Justement parce qu’inachevée, l’œuvre cherche toujours son centre, peu importe d’où elle vient, où elle va. Pratiquement rien à comprendre. Tout un sentir, un cri à se voir mieux, à se surprendre langage.
Une démarche se fraye un chemin à travers la conscience d’une œuvre. Anarchie de l’œuvre comme source sacrée d’un espace d’où seul on peut naître et duquel on peut se projeter au devant de nous-mêmes. Géométries fragiles et friables de l’œuvre. Elle s’espace, se reformule, en quête d’un territoire, d’une identité où le centre se définit par ce que nous sommes vraiment. Un singulier nomadisme identitaire que la création artistique rend à sa plus forte expression.

L’œuvre se centre pour ouvrir le réel à d’autres subversions.

Œuvre centrale par son incitation au paradoxe de l’identité, de la certitude du moi, dont la réalité physique de l’œuvre se réclame. L’œuvre remet en question le centre qui présuppose toujours l’espace dont est imprégné le centre. L’œuvre ne peut jamais évacuer l’origine de son existence.

Serait-il possible de penser qu’avant la création d’une œuvre d’art, il n’y ait pas d’espace véritable à vivre, à durer ? Peut-on parler du centre en marchant seul ?

—Pierre Raphaël Pelletier


Les frontières du perceptible

Dans ce monde dépourvu de toute forme symbolique susceptible de donner sens et de fournir des repères, une toute petite brèche ; celle qu’opère Shahla Bahrami dans l’œuvre 2002. Cette ouverture coïncide avec le profond besoin de compréhension et de réconciliation qu’éprouve le monde d’aujourd’hui face à ses états chaotiques. N’est-ce pas la condition de tout individu dans les sociétés d’aujourd’hui ? Shahla Bahrami, artiste iranienne, va au-delà de sa propre condition, étrangère à sa propre culture d’origine et en partie étrangère à sa culture d’adoption.

Ce sont là de grands formats : sept panneaux de tissu, plutôt étroits et longs, tendus sur un mur, alignés les uns à la suite des autres. Ils sont enduits de colle, d’acrylique et de goudron sur lesquels l’artiste transfère des images photocopiées. Il y a un effet d’inquiétante étrangeté lorsqu’on s’approche de l’œuvre de Shahla Bahrami. À la fois ouverte, généreuse et impénétrable, l’œuvre nous rend l’illusion de l’inadéquation de la perception et de la réalité en opposant le voir et le savoir, le visible et l’invisible, l’ouverture et l’impénétrabilité dans des nuances de noir et de blanc. Chaque panneau est comme un arrêt sur l’image. Présence à la fois de proximité et de distance : sept personnages féminins, tantôt debout, tantôt assis, tantôt recroquevillés et tous vêtus de la burka, voilés. Seul, le personnage du panneau central a découvert son visage.

Le spectateur devine le regard fixé de ces personnages qui sont cachés, voilés et impénétrables. Ils ne congédient pas celui qui regarde. On ne sait plus très bien qui est l’observateur et qui est le sujet observé. Il en résulte une indifférenciation de soi et de l’autre, un entre-deux qui se loge dans l’impression d’un dialogue. L’artiste force le spectateur à la chercher, à dialoguer avec elle, à la sonder, à l’approfondir. Cette représentation féminine fera-t-elle sortir le spectateur de son aveuglement médiatique, ou ce dernier sera-t-il toujours contraint à jouer le rôle de spectateur ? Panneau après panneau, cette femme afghane n’est pas une conséquence, n’est pas une indifférence. Elle est le miroir, elle réfléchit ce que nous sommes. Au plus profond de cet état de choses, il y a la rencontre entre le Moi et l’Autre, entre identité et altérité. Le travail de Bahrami réside dans cette évocation, dans cette perception de l’espace d’un monde sensible, dans cette quête de l’identité, dans le miroir de l’Autre.

Changer de regard… changer le regard… Dans un deuxième temps, cette mise en scène nous murmure un message indéchiffrable. Chaque panneau est investi de signes visuels qui seront peut-être inconnus du spectateur : la calligraphie persane. Cette graphie échappe au sens qui lui est assigné puisqu’elle s’adresse au public occidental. Alors le spectateur s’interroge. Sur les parties supérieures et inférieures des panneaux, l’artiste a transcrit des vers du poète irano-afghan, Rumi. Les vers n’ont pas été choisis au hasard. Ce sont des propos qui traitent de l’oppression, de la vulnérabilité, de la soumission et de l’asservissement de la femme par l’homme. Au-delà des mots, les métaphores se révèlent. Cette graphie persane résonne en nos têtes comme des signes tout de blanc, nous incite à croire en une causalité probable entre l’image et le signe.

À l’instar des miniaturistes perses qui furent les interprètes visuels de la pensée persane, Shahla
Bahrami s’est-elle inspirée des paroles du poète pour réaliser son œuvre ? Se veut-elle une interprète visuelle de l’œuvre de Rumi. Faut-il chercher, fouiller plus loin ? Percer le mystère ? Y’a-t-il une autre explication, une autre interprétation, une autre lecture possible ? On observe dans les miniatures persanes des représentations d’êtres imaginaires, convenant mieux au récit qu’à l’illusion de la réalité. Il y a donc une distance entre la réalité et le monde représenté dans ces œuvres picturales. La logique de l’espace et les insertions de textes rappellent cette forme d’art. Sur ces surfaces impénétrables, dans cette mise à distance (femme voilée – graphie persane…), le spectateur tentera une lecture plus personnelle. Dans le cas contraire la représentation publique de la femme afghane demeure celle que l’Occident ne cesse de présenter dans les médias.

Shahla Bahrami nous présente une œuvre réfléchie par le processus de l’image et de l’écriture, ainsi que par le truchement de l’imaginaire. Les sensations esthétiques sont perçues dans une composition qui se joue de la répétition de quelques éléments (la femme, l’écriture, le voile) et qui règle l’ordonnance des espaces visuels et métaphoriques. Toutes les représentations féminines sont délimitées et contenues dans un amas de pierres. Shahla Bahrami nous livre une double lecture de l’œuvre. Les pierres et la burka sont des symboles de limites et de frontières à franchir.

Traverser les zones de l’obscurité, de l’indéchiffrable et découvrir l’intérieur, ce qui émane des profondeurs de l’être. Voilà ce que propose Shahla Bahrami dans le panneau central. Somme toute, il s’agit d’une ouverture sur ce qui est réservé aux plus intimes. Encore une fois, le spectateur doit creuser, capter et déchiffrer les signes. La femme afghane découvre son visage. Derrière elle, un mur, une architecture, un lieudit, un chez-soi, celui de l’identité, de l’intériorité. Un monde réel.

Dans ce monde de contrastes et d’oppositions, la couleur n’a pas sa place. Les nuances de noir et de blanc dominent. Que de légères taches bleutées pour rappeler la burka.

Au-delà des signes visibles, l’œuvre questionne par ce qu’elle nous laisse voir et par ce qu’elle nous cache. Elle est du monde visible et de l’invisible. Le spectateur tente de se frayer un chemin dans l’espace des codes et des signes présents dans l’œuvre. C’est cet espace entre l’ouverture et l’impénétrabilité qui fait la force et la subtilité de cette œuvre. C’est cet espace, cet entre-deux qui nous interpelle.

—Chantal Burelle


Espaces de vie

La quête de soi et la recherche d’identité entreprises jusqu’ici à travers mes œuvres sont transmises dans Espaces de vie comme balise de mon cheminement artistique, marquant une étape dans le temps. En effet, on y retrouve des éléments de Main-itude, Somalacre, Passé-présent et finalement Fragments de vie, disposés en mosaïque et couvrant les quatre faces extérieures de l’œuvre. Il s’agit d’espaces de réflexion glanés dans le temps, passant de l’extérieur vers l’intérieur de l’œuvre, telle une spirale de vie qui voit son aboutissement dans la représentation du corps en entier.

Le centre marque un moment privilégié, celui de la gestation et de l’origine d’un nouveau monde.

Le cadre extérieur de l’œuvre représente l’espace conceptuel, étape pendant laquelle je procédais à la construction et à la déconstruction artistique de mon corps pour mettre à jour son intériorité et mettre en lumière mon bagage génétique par la représentation des deux générations précédentes. Le deuxième espace marque, par la représentation de mon corps en entier, l’unicité de mon être tout en faisant référence aux mesures idéales de l’homme de Léonard de Vinci et aux canons grecs pour en structurer ses composantes. Ma quête d’identité voit le jour dans sa phase ultime, celle de la gestation et de la naissance d’une autre génération afin que se poursuive le transfert d’un legs qui marque la vie de traces indélébiles, une mémoire passée et présente qui fait de chacun d’entre nous un être singulier. Nous sommes faits de couches superposées de fragments de vie qui se transforment dans le temps et dont l’identité demeure, malgré le temps et son œuvre.

L’œuvre témoigne d’une démarche à la fois réflexive et très viscérale. Des couches de peau transparentes et gélatineuses sont superposées les unes sur les autres, intégrées à une matière plastique transparente suspendue par des câbles, une matière qui demeure libre dans l’espace. Au cours de leur transformation, ces images photographiques ont perdu leur support matériel pour devenir de pures représentations picturales, c’est-à-dire des images sans papier. C’est ainsi que des fragments transparents de peau voient le jour.

Des matériaux médicaux, tels que des images de radiographies, d’échographies et de scanographies s’ajoutent à la réalité picturale de l’œuvre. La transparence de l’œuvre aux couleurs douces, de référence corporelle et aqueuse, enrichit l’effet dramatique de la dimension aérienne comme si le regard pouvait impunément traverser le corps pour en déceler son secret le plus intime, celui de la vie elle-même.

Espaces de vie : une quête de la réalité de la vie et de son sens qui est, pour chacun d’entre nous, une démarche sans fin.

—Geneviève Ruest

Selon un point de vue qui est le sien, l’artiste a choisi de présenter son œuvre.


Le rapailleur

Où est le centre ?

Si l’on pose la question, c’est qu’on ne sait plus très bien aujourd’hui où le centre se trouve. Il nous échappe.

D’abord se représenter cette nouvelle complexité envahissante, née des incertitudes et des solitudes. Le centre est partout et (relativement) nulle part. Et il est dans la question bien sûr.

Où est le centre dans une sphère de Laurent Vaillancourt ? Je sais qu’il va chercher à répondre.

Les questions d’espace, de topos autant symboliques que géographiques lui ont toujours fourni un matériau riche de création alors que la majorité y voyait du désert ou de l’utilitaire.

Où est le centre sur la route 11 quand on batifole et recense les fleurs, les mauvaises herbes et la poubelle ? (voir Cent bornes)

Laurent a des ressources pour répondre.

1. Premier courriel : reproduction numérique d’un nautile le samedi 24 janvier 2004

À l’origine une forme : le nautilus, un mollusque très ancien, à coquille spiralée divisée en loges. La spirale représente en somme les rythmes répétés de la vie, le caractère cyclique de l’évolution, la permanence de l’être à travers les fluctuations du mouvement.

C’est le point de départ que me propose Laurent. Au creux de l’eau, depuis les commencements de la vie, une vrille vrillée, la mère de tous les refuges, l’abri des abris. Déjà dans les formes les plus simples de vie on trouve de grandes complexités architecturales et le paradoxe de l’identité. L’être, même et autre, est réfugié en son origine à une extrémité et ouvert, en extension, en développement à l’autre. Le nautile n’est pas encore conscience, mais il porte sur lui les traces de son passé, marqué des cycles successifs de changements.

2. Parker House, Sudbury le dimanche 15 février 2004

Par où on commence ? Une bière. Puis nous décidons de procéder par association libre. Après le nautile, on cherche un point de départ symbolique qui contiendrait le plus de références possible à l’idée de centre. On fait le tour des quatre symboles fondamentaux : le centre, la croix, le cercle et le carré. Y a-t-il une forme qui les engloberait tous ? Bergson à la rescousse : « notre pensée, sous sa forme purement logique, est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde du mouvement évolutif » (L’évolution créatrice, 1902). Jusqu’à présent, nos discussions portent essentiellement sur des concepts abstraits. On fait le tour de la démarche de Laurent depuis sa période « macramé », il y a trente ans. Il aime jouer avec les cordages, recycler du matériel (ramasser des « cochonneries », c’est son mot !), poser des questions. Il étudie les nœuds, l’art celtique. Le câble d’acier, un objet familier dans l’industrie du bois devient un matériau de prédilection et d’exploration. Il s’intéresse à l’archéologie, aux artéfacts, à la mémoire et à ses traces. Géographe, arpenteur, il pratique l’aménagement paysager. Pierre Karch a d’ailleurs dit du projet Cent bornes qu’il s’inscrivait « dans un mouvement international d’envergure, celui du « Théâtre de la mémoire ». Ce penchant pour la mise en scène d’objets du passé rapaillé est confirmé dans l’exposition Derrière les portes, qui raconte la vie et l’œuvre de l’artiste à qui veut bien ouvrir les portes des quatorze différentes scènes.

Une autre bière. Puis tombe la question. Pourquoi est-ce important de se demander où est le centre ? Enfin nous touchons le nœud de l’affaire. Nos voix se mêlent, nos discours s’entremêlent. Pourquoi et comment créer en région ? Pourquoi le centre doit-il être forcément ailleurs ? Comment donner un sens au lieu où l’on se trouve ? Pourquoi ne serions-nous aussi pas le centre de notre monde ?

3. Deuxième courriel : un banc et quatre nids le jeudi 26 février 2004

Lors de la série « Derrière les portes », j’ai trouvé un banc de couture, c’est-à-dire que le siège se soulève et on peut y mettre des choses. J’avais amorcé quelque chose mais…. ça traîne depuis. J’ai taillé ma haie assez drastiquement l’automne passé, j’ai trouvé des nids d’oiseaux, quatre, j’aimerais en avoir sept. Dans chacun j’y mets des oeufs-symboles et je les place dans le banc.

Où est le centre?

Laurent

Tout y est. Des nids, formes parfaites, concaves, au creuset douillet, prêtes à accueillir la vie. Les architectes de cette merveille ? Les oiseaux, des rapailleurs et des recycleurs à leur manière. Même la question « Où est le centre? » est transformée ici en énigme.

Laurent se met à observer la question plutôt que la réponse.

4. L’atelier de Laurent, Hearst le samedi 6 mars 2004

Laurent me fait visiter son capharnaüm. Il a la forme d’un octogone. Ses nids sont disposés sur une table basse. Sa première idée d’en placer un dans un banc de couturière chancèle. Le plus gros des cinq nids (il en a trouvé un autre), durci par la boue séchée, risque de s’effriter si l’on ferme le siège du banc. Et comme Laurent modifie le moins possible les éléments qui composent l’œuvre, il hésite, tourne autour, avance, recule, prend une autre cigarette.

Puis il fouille dans ses vieilles boîtes. Je le suis. Chaque contenant en contient un autre, puis un autre, comme des poupées russes. Dans chaque nid, il va déposer des objets clés, des objets porteurs de sens et auto-référentiels. Mais les nids reposeront sur quoi ? Il me montre différents réceptacles ici et là, et des formes empilées dans un coin qui pourraient servir de bases. Laurent cherche toujours.

5. Troisième courriel : bols et essais le vendredi 12 mars 2004

Laurent vient de m’envoyer des photos de ses derniers filons. Il a trouvé les objets et les réceptacles.

Quelques essais, la présentation est mon souci, comment transporter les nids sans trop les endommager, ils sont fragiles, à chaque fois que je les déplace, des brindilles tombent… Que les brindilles tombent, c’est ça aussi la vie. Rien n’est immuable, ni permanent, même pas le centre.

6. Quatrième et dernier envoi : nidiformis le mardi 30 mars 2004

Je reçois une photographie de l’installation : sept nids, déposés sur sept réceptacles concaves différents. Chaque paire repose sur sept pieds, différents eux aussi.

Dans chaque nid, un objet : un œuf (règne animal), une noisette (règne végétal – la fille chez LOEB l’a regardé d’un air amusé quand il est passé à la caisse avec une seule noisette), une améthyste (règne minéral – pierre de l’Ontario et la pierre de naissance de Laurent), une boussole (qui pointe vers le nord), un dé à jouer (pour l’instant c’est la face six qui paraît), une lettre d’imprimerie, le V (pour «Vaillancourt» et «Vie»), une sphère en câble d’acier (vérifier si le câble compte sept brins…)

Les soutiennent, trois pieds de cendriers, deux pieds de torchères, un pied de mannequin et une base de globe terrestre. Le bol qui contient le nid fait 5 po. Et le pied fait 36 po. Démarche: d’un côté il y a la vie et de l’autre il y a la tête, au centre, il y a une passion pour les nœuds.

Je réponds sur le vif.

Laurent,
L’effet est magnifique parce que le regard est porté à circuler, donc à ne pas se fixer tout de suite… En ne se fixant pas, la question Où est le centre ? saigne et ceint, fuit et pointe finalement vers la sphère.

Évidemment, ce n’est que pour reprendre de plus belle… Wow !

Stéphane

7. Où est le centre ?

Œuvre gigogne, « nidi » de Laurent Vaillancourt ne serait qu’objets plaqués si elle ne possédait pas toutes les ressources de la sensibilité de l’artiste et sa formidable intuition.

« Nidi » présente toutes les qualités des objets qu’il met en scène : de la « cochonnerie » devenue beauté sobre, fragile et gracile, du relief et de la ligne, des textures complémentaires et contrastantes, des motifs qui se prolongent en harmonie, des pointes d’humour, du symbolisme et juste ce qu’il faut d’étrangeté dans les proportions.

Laurent est parvenu à agencer et à construire un ensemble esthétique expressif et romantique. Son œuvre et le pays qui le nourrit (malgré le peu de reconnaissance de son milieu) sont au centre de son monde. Drôle d’oiseau ce Laurent qui pond des nids comme on fait des poêles en bois !

Stéphane : Laurent, si tu étais un oiseau, ce serait lequel ?

Laurent : Un corbeau, pourquoi pas, il passe l’hiver dans le nord.

—Stéphane Gauthier


Centrifuge/The Magnificent 7

Les doigts tachés d’encre sont un des signes par lesquels on peut reconnaître le dessinateur ou l’artiste. Et, de manière plus sinistre, signe par lequel on identifie le criminel par la prise d’empreintes au moment du contrôle de son identité.

Le mot sinistre trouve sa racine latine dans senester, signifiant « à gauche de ». Toujours selon le Petit Robert, gauche est apparu en 1471 pour remplacer senester. Trois cents ans plus tard, gauche venait à signifier « les membres d’une assemblée politique qui siègent à la gauche du président et professent des idées avancées, progressistes ».

Après les événements du 11 septembre 2001, Paul Walty, gaucher de son état, a choisi de recueillir des empreintes, mais uniquement celles de l’index de la main gauche. Certaines personnes se sont prêtées à l’exercice, d’autres pas. À une époque où le vol d’identité est commun, on peut craindre, qu’un tiers ne s’en empare et les emploie à d’autres fins que celles souhaitées par l’artiste.

Parmi les nombreuses répercussions des événements tragiques de 2001, on constate le raffinement de la technologie déployée pour le contrôle identitaire qui passe dorénavant par la paume ou par l’iris, reléguant les crêtes papillaires des doigts à l’époque de Sherlock Holmes ou d’Arsène Lupin. Les empreintes que nous avons sous les yeux sont en voie de devenir des clichés nostalgiques d’une technologie bientôt désuète.

L’empreinte, retirée de sa fonction comme moyen de contrôle, prend l’aspect d’un « minuscule labyrinthe subtil et discret » et rappelle « un petit dessin délicat; un musée portable » (Paul Walty). Pour l’artiste, les méandres de l’empreinte évoquent le coup de crayon qu’il préfère en tant que dessinateur.
« Empreinte digitale, empreinte culturelle ; une géographie identitaire qui fait coïncider le politique et l’esthétique », lance Pierre Pelletier. S’il existe un symbole identitaire, c’est bien celui de l’empreinte digitale.

Mais où est le centre ?

Comment se fait-il qu’une question qui souhaitait aborder le territoire finisse par déraper vers la question identitaire ? Est-il possible d’extirper la notion de l’espace de l’idée que l’on se fait de soi-même ? de l’idée que se fait un peuple de lui-même ? Au-delà de la question nationaliste avec ses frontières et ses enclaves, quel rôle l’espace joue-t-il dans la manière que s’imagine un peuple ? Dans l’image qu’il se renvoie à lui-même et qu’il donne à voir aux autres ? Et, en tant que citoyen minoritaire/marginalisé, comment est-il possible de marquer le territoire ? L’empreinte, l’emprise sur l’espace, est-elle possible ?

L’auteur François Paré nous a déjà fait remarquer que le francophone en Ontario vit sa langue et sa culture dans l’intimité, dans l’espace privé. Au moment où il franchit le seuil de sa maison, qu’il intègre l’espace public, le francophone revêt la langue de l’autre et disparaît dans la masse. S’il devient maître dans l’art des transitions, il choisit aussi d’être inaudible afin de demeurer invisible.
En taisant sa langue intime, il se dérobe à l’espace. Parler et vivre en français en Ontario, c’est à la fois marquer le territoire et prendre un risque identitaire.

Mais où est le centre ?

Dans The Magnificent 7, on reconnaît au premier coup d’œil qu’il s’agit d’empreintes. Toutefois, si on s’éloigne de l’œuvre, on peut confondre empreintes et photographies aériennes saisies par satellite, le sillon au creux d’un index pouvant être une rivière ou une route. Inversement, si on s’approche de l’œuvre, les multiples différences qui distinguent une empreinte de l’autre deviennent évidentes. Somme toute, le jeu des distances offre un choix de lectures de l’œuvre ; l’une où les différences sont masquées et l’autre où les différences sont visibles.

Où est le centre ? La perception que l’on en a serait-elle influencée par la distance franchie pour l’observer ? Dans une géographie aussi vaste que la nôtre, où peut-on se placer pour saisir une image de soi ?

Si l’on accepte que l’identité est tributaire du lieu, faut-il appréhender cet espace, le saisir et l’habiter ? Le marquer de sa présence ? Y laisser sa trace ? Y laisser son empreinte, audible même ? Tout n’est-il pas dans la manière de se rendre manifeste, tant à soi-même qu’à l’autre ?

—Lisa Fitzgibbons