Contre vents et marées

La capacité de constater des variations infimes [dans notre environnement] exige un degré de communion avec la nature qu’on ne peut atteindre que par la connaissance profonde d’un milieu. Cette connaissance s’acquiert non seulement par la contemplation, mais aussi par la subsistance qu’on tire du monde environnant et par la transmission des savoirs locaux d’une génération à l’autre, guidée par un sens du sacré.   

— Naomi Klein, Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique

 

Dans l’environnement géoculturel qu’est le Nord ontarien, l’imaginaire minier s’impose depuis longtemps telle une force structurante dans les récits, la poésie et l’art sudburois. Elyse Portal, Magali Alanis Rodriguez Beaudoin et Camille Tremblay Beaulieu, trois artistes de Sudbury dont les pratiques sont directement informées par leur milieu, cherchent à tisser des liens entre les divers enjeux qui y prennent place. Par l’entremise de la photographie, d’œuvres installatives, et de gestes posés in situ, elles cultivent un rapport à la nature et à l’autre fondé sur une interdépendance et une réciprocité qui vont à l’encontre de la logique extractive.

L’exposition Contre vents et marées fait suite à une longue période d’échanges et d’idéation entre artistes. Depuis 2019, au fil des saisons, les cueillettes de l’une ont fourni les matériaux de l’autre ; les discussions ont fait mûrir les idées ; le partage d’expertises et les heures passées à se côtoyer ont donné forme à de nouvelles façons de se positionner et d’agir afin de mieux faire face au climat actuel. Par des approches autant variées que connexes — l’usage de matériaux naturels sourcés avec attention, l’intimité avec le lieu, le désir de justice et de bien-être collectif — les artistes abordent des questions touchant à la responsabilité humaine envers la terre, au futur des écosystèmes environnants, et aux relations possibles, ici à Sudbury. À travers des œuvres inédites, elles proposent d’envisager des façons de centrer la remédiation collective; celle de la nature, celle de nos communautés, et celle de nos futurs entrenoués. 

 

Entre Copper Cliff et Bennett Lake

La verge d’or, une plante souvent trouvée dans le Nord de l’Ontario, pousse abondamment dans les friches industrielles; plusieurs ont même découvert sa capacité à guérir les sols contaminés. À Sudbury, ville située sur le territoire du nom de N’Swakamok (« là où les trois chemins/rivières se rencontrent »), les teintes rayonnantes de cette plante ont attiré Elyse Portal vers la fabrication d’encres naturelles. Lorsqu’elle cueille ce dont elle a besoin pour créer, Portal prend note de la santé et de l’emplacement de chaque plante ou de chaque matière, ainsi que des activités humaines avoisinantes. Certains facteurs cosmiques, socio-économiques, historiques et esthétiques s’inscrivent dans la flore et influent sur la disponibilité de certains pigments. Les nuances de la ville lui sont révélées dans les couleurs produites par son entourage. 

Dans l’œuvre pigments are bodies (2022), Portal se penche sur le paysage hydrographique sudburois. Au mur sont installées deux rangées de fioles contenant des pigments provenant de minéraux extraits de façon responsable en France, en Italie, et aux États-Unis, et pierres trouvées près des lacs locaux. L’artiste s’interroge sur le futur des ces étendues fragiles, vu la proximité des opérations minières et l’accélération exponentielle de la crise climatique. Outre le fameux nickel, plusieurs métaux lourds qui parfois produisent des teintes surprenantes de turquoises et de rouille pénètrent ces bassins. Les teintes créées et utilisées par Portal nous permettent de contempler l’état véritable de cette vaste source de vie. Non loin, la verge d’or, plante garde-malade, prend racine à même le vieil hôpital, comme pour nous rappeler que comme nous, la terre a besoin d’être soignée.  

Avec water area (2022), Portal rend hommage aux eaux de Sudbury, plus particulièrement aux espaces verts de l’Université Laurentienne, là où l’eau est naturellement filtrée par la végétation, approvisionnant toute une région en lacs baignables et en eau potable. Le mobile suspendu incorpore des échantillons de couleurs, le bâton de marche de l’artiste et ceux de sa famille, ainsi qu’une bande sonore captée lors d’une randonnée dans les sentiers forestiers qui entourent le Lac Bennett. Au moment de l’écriture de ce texte, l’Université Laurentienne ayant déclaré son insolvabilité, considère liquider ses atouts — incluant les forêts, lacs, marécages et sentiers qui se situent dans son périmètre — dans le but de payer les créanciers. Si ces espaces tombent entre les mains du secteur privé, les écosystèmes et la santé des communautés qui en dépendent seront mis en péril. [1] En exprimant sa propre relation avec ces lieux et avec les créatures qui y habitent, Portal rend tangible leur importance; elle revendique ainsi la protection et le respect de ces terres pour les générations futures, et nous invite à contester leur exploitation au profit de potentiels développeurs. 

 

Penser avec solidago 

Ayant étudié la zoologie et œuvré dans le domaine des sciences environnementales, l’approche de Camille Tremblay Beaulieu est à la fois méthodique et intuitive. Ses images photographiques sont le résultat d’une appréciation profonde pour la faune, la flore et le vivant, informée par une curiosité presque scientifique. « Forger un lien intime avec son entourage ; être attentive à ses subtilités, ses langages, et ses cycles… » ; elle explique ainsi son cheminement vers l’adoption d’une approche qui marie à la fois les connaissances de son domaine, et les savoirs qui lui ont été sagement conférés par sa famille, ses proches, et par la nature elle-même. 

La verge d’or figure aussi dans l’imaginaire visuel de Tremblay Beaulieu. Sa silhouette dorée vient ranimer le paysage boréal enneigé. Imprégnée de la teinture de verge d’or locale conçue par sa collègue Portal, la laine naturelle dont se sert l’artiste incarne les propriétés curatives de cette plante indigène en Amérique du Nord. « Devenir complet, guérir » — c’est ce que veut dire solidago, son nom scientifique. Bien que de grands projets de réhabilitation [2] initiés dans les années 1970 [3] ont contribué à l’assainissement de la ville, les forêts ainsi que les minerais du bassin de Sudbury ont été exploités pendant plus d’un siècle et continuent de l’être. Les effets de ces activités ont grandement transformé nos horizons possibles. En pensant comme la verge d’or, Tremblay Beaulieu insiste sur le potentiel de remédiation des espaces sudburois, en synchronicité avec la guérison de tout ce qui y réside. Dans l’image intitulée pieds dans l’argile (2021-2022), les chevilles de l’artiste sont enracinées au sol, une mousse verdoyante lui recouvrant les pieds. Mettant en pratique les propos de l’activiste et autrice Naomi Klein cités plus haut, Tremblay Beaulieu tire un sentiment d’appartenance profond pour ce lieu où elle est ancrée, un sentiment qui lui procure une agentivité face aux enjeux environnementaux qui concernent sa communauté.

 

Interreliées

Dans l’État du Chiapas au Mexique, tout près de la frontière guatémaltèque, existe un labyrinthe de lagunes turquoises. « Là, dans la chaleur étouffante », raconte Magali Alanis Rodriguez Beaudoin, se trouvent les ruines récalcitrantes du site archéologique maya El Lagartero, qui retournent lentement à la terre avec l’érosion du temps. Son œuvre photographique intitulée Paysage en fusion (2022) documente une pyramide qui semble se liquéfier parmi les saules. L’image, dont le titre éveille déjà l’idée de la fonte et du raffinement des métaux, est d’autant plus évocatrice par son fini métallique qui accentue la forme de la structure, rappelant celle d’une mine à ciel ouvert renversée. L’artiste articule ainsi le rôle de l’industrie minière canadienne dans l’exploitation de vies et de ressources en Amérique Latine et ailleurs. Les mécanismes de dépossession des terres ancestrales autochtones utilisés par diverses industries canadiennes se sont répandus bien au-delà des frontières du Canada, notamment au Guatemala, avec l’occupation de la mine de nickel à El Estor par la compagnie INCO. Ayant grandi entre le Canada et le Mexique, l’artiste reconnaît cette histoire interreliée de colonisation. Dans l’image, la pyramide fondante agit comme témoin du passage de milliers de réfugiés Q’eqchi’ et maya qui ont fui le Guatemala pour s’installer au Mexique suite à l’appropriation militarisée de leurs terres immémoriales sur plusieurs décennies tumultueuses. 

Les tomatillos prennent leurs origines au Mexique et y sont cultivés depuis des millénaires; ces plants apprécient également l’acidité des sols du Nord ontarien et s’y répandent aisément. Avec Solanacée (2022), Rodriguez Beaudoin compose une constellation à partir de centaines d’enveloppes de tomatillos sauvages cueillies à Sudbury entre artistes, puis transformées par les efforts minutieux de proches et de la communauté. Les cosses peintes de bleu cyanotype, telles des dentelles en suspens, sont transpercées et colorées par la lumière du jour. Les jeux d’ombres au sol, comme des cratères lumineux, s’intègrent à l’œuvre, que l’artiste apparente à son travail photographique. « Physalis ixocarpa is a reminder of the craters on the moon, or how light interacts with a surface » écrit-elle dans un poème. Rodriguez Beaudoin tient aussi à souligner l’aspect collectif de la réalisation de cette œuvre, et les avenirs possibles qui sont créés lors de moments de collaboration et d’échange. Solanacéeun univers en apesanteur, un fruit partagé entre terres éloignées, le portrait d’une communauté en pleine création.

 

—Laura Demers, commissaire


[1] Pour plus de détails, voir cet article.

[2] Pour une histoire détaillée des projets d’extraction et de réhabilitation à Sudbury voir : Restoration and Recovery of an Industrial Region, édité par John Gunn, et publié en 1996.

[3] Selon le site web de la ville du Grand Sudbury, “2018 marquait le 40e anniversaire du programme municipal de reverdissement, ayant pour but de réhabiliter le paysage et les bassins. Entre 1978 et 2019, plus de 3,400 hectares furent chaulés et verdis, et plus de 9.8 million d’arbres furent plantés.” Il est important de noter que les mots « restauration » et « reverdurage » suggèrent deux solutions différentes. Le reverdurage fait appel à des embellissement naturels mais superficiels, alors que le concept de restauration (ou réhabilitation) fait allusion aux efforts servant à rétablir la santé d’un écosystème.

[4] Prenant avantage de la précarité politique du Guatemala aux débuts de la guerre civile (1960-1996), la Canadian International Nickel Company (INCO) négociait avec le gouvernement guatémaltèque pour obtenir le contrôle de la mine de nickel El Estor. Une fois l’entente établie avec le général Carlos Arana Osorio, président du Guatemala à l’époque, les peuples autochtones Q’eqchi’ qui habitaient le site de la future mine furent déplacés de force et, dans des milliers de cas, violemment tués par la junte militaire qui dirigeait le pays. Plusieurs milliers d’entre eux se sont réfugié.e.s au Mexique. En 1997, toujours guidés par l’appât du gain, les exécutifs de la INCO prenaient part à l’élaboration de la loi minière du Guatemala, donnant permission au gouvernement ainsi qu’aux sociétés minières transnationales canadiennes de contourner les lois environnementales et les législations sur la protection des communautés et des territoires autochtones. Pour une histoire plus complète, consultez cet article, ou ce survol.