Capter les fréquences optiques : À l’écoute électronique des langages de la matière

Stephanie Castongay

Capter les fréquences optiques : À l’écoute électronique des langages de la matière

Texte par Erin Gee

Dans un temps d’isolement social, l’artiste multidisciplinaire Stephanie Castonguay a créé son œuvre « Capter les fréquences optiques » en tirant parti des propriétés électroniques et magnétiques d’objets du quotidien dans son studio à domicile. Au moyen de têtes de scanneurs modifiées, Castonguay a pu se mettre à l’écoute des soufflements et des vibrations électroniques que divers minéraux, déchets électroniques et bioplastiques généraient lorsqu’elle les manipulait dans ses mains.

Dans cette œuvre de Castonguay, certains processus qui explorent la nature d’objets ordinaires en tant que matière musicale rappellent les origines de la musique électronique d’avant-garde. Dans les années 1950, le compositeur français Pierre Schaeffer a développé la « musique concrète » en utilisant des technologies d’enregistrement pour transformer le son d’objets familiers. Les expériences de Schaeffer dans le domaine de l’enregistrement audio ont montré comment une médiation technologique peut transformer notre perception de la matière. Schaeffer a ensuite utilisé ces perceptions décalées pour remettre en question des notions fondamentales de la composition musicale, comme la hauteur et la durée du son, ou la notation musicale. Dans l’œuvre de Castonguay, je vois un prolongement moderne des idées de Schaeffer. Chez elle, le langage de la musique ne découle pas de valeurs modernistes comme le contrôle ou la maîtrise technologique, mais plutôt de langages contemporains émergents issus du contact avec des technologies nouvelles. Ce faisant, Castonguay fait percevoir à l’échelle de l’infiniment petit une corporalité étonnante et quelque peu chaotique. Sa musique évoque les propriétés langagières qu’a la matière dans des situations de transfert d’énergie, de rencontre et de communication. Le bruit n’est qu’un des résultats naturels de son travail.

Comme l’écrivait Donna Haraway en 1989 dans A Cyborg Manifesto, l’écriture, le pouvoir et la technologie sont de vieux partenaires dans les histoires humanistes et modernistes de l’Occident sur les origines de la civilisation. De nos jours, dit-elle, nos meilleures machines sont faites de lumière solaire; elles sont légères et propres parce qu’elles ne sont que des signaux, des vagues électromagnétiques, des segments de spectre, et ces machines sont extrêmement portables et mobiles, ce qui entraîne de grandes souffrances humaines à Detroit et à Singapore, car les gens, vu leur matérialité et leur opacité, sont beaucoup moins fluides. L’œuvre de Castonguay se fonde sur l’interaction du corps humain opaque avec ces univers électroniques frémissants. Le résultat est organique, fragile et sombrement contemplatif. Castonguay bricole des instruments technologiques qui rendent audible des énergies normalement imperceptibles au creux d’objets de fabrication très répandus de nos jours. On peut considérer son œuvre comme un prolongement de la notion moderniste d’objet sonore : l’expérience musicale se fonde non pas sur l’idéal qu’est l’écriture et la notation, ou même le timbre et le geste, mais plutôt sur de fragiles sensibilités et émergences provoquées par une rencontre qui, d’ordinaire, est imperceptible.

La musique de Castonguay représente une évolution contemporaine du langage de la musique d’avant-garde en s’écartant des tendances modernistes et humanistes que sont le contrôle et la précision technologiques. Plutôt, son œuvre se penche sur les matérialités immatérielles de la connectivité constante, l’ubiquité des ondes radio des tours 5G et la dépendance croissante de l’humanité sur des ondes infrasonores qui s’entrechoquent et se pénètrent hors de notre champ de perception. Bien que cette œuvre de Castonguay admette les bruits parasites et les signaux déformés, elle ne fétichise pas l’erreur, l’échec, l’excès de volume ou l’excès de signal. En fait, la matérialité bruyante de cette œuvre fait écho à la remarque de Marie Thompson, chercheure en études du son, qui affirme que les bruits parasites et les signaux déformés ne sont pas que des sons indésirables. Plutôt que de considérer tout ce qui ne fait pas partie du signal comme du simple bruit, Castonguay nous fait comprendre que le bruit exprime la fragilité fondamentale de la rencontre : c’est le son de la communication même.

Références :

Haraway, Donna J. « A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Feminism in the Late Twentieth Century », dans Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, 149–81. New York: Routledge, 1991. https://doi.org/10.5749/minnesota/9780816650477.001.0001.

Thompson, Marie. Beyond Unwanted Sound: Noise, Affect and Aesthetic Moralism. Paperback edition. New York: Bloomsbury Academic USA, 2017.