canevas inattendu

Texte d’accompagnement

par Maude Bourassa Francoeur

 

À la fois rassemblant des peintures qui croquent des scènes clés d’une enfance dans la région de Kapuskasing et des photos et vidéos de gens de la communauté sudburoise, l’exposition Portraits propose un face-à-face au familier. Cette rencontre agit autant par la reconnaissance des visages que je risque de recroiser dans les rues du centre-ville, que par les souvenirs que provoquent les tableaux hivernaux et que je souhaite recréer à mesure que je m’installe dans ce nouveau chez moi qu’est Sudbury.

La neige ne cesse jamais de tomber. Omniprésente dans les peintures de Natalie Rivet exposées en février et mars derniers à la GNO, elle évoque son enfance passée entre parties de pêche sur la glace, rides de ski-doo et randonnées en raquettes. Les flocons recouvrent les souvenirs de l’artiste et rappellent une réalité partagée par une majorité des résidents du nord de l’Ontario. Bien emmitouflés dans leur habit de neige fluorescent, les personnages des tableaux m’offrent leur regard franc aux yeux sombres, mais souriants. Les traits de leur visage semblent s’illuminer, prendre vie et m’inviter à les rejoindre, à enfiler ma paire de babiches pour faire un tour dans le sous-bois enneigé.

La sensation bien intime que j’ai face à ces portraits est celle de feuilleter un album de famille et de me remémorer combien douce est l’enfance lorsqu’on se retrouve bercé à l’arrière d’un traîneau. Ces figures aux joues rougies par le froid, figées par le pinceau de l’artiste ont une vie propre, ailleurs en photo que Rivet a soigneusement excavée de ses archives familiales. En se fiant sur les clichés pris par son père à l’aide d’une caméra argentique, accessoire essentiel à la création de souvenirs instantanés dans les années 1990, elle a entrepris un travail de reconstitution dans le but de partager ces moments avec sa grand-mère, mais surtout de comprendre où elle se situe au sein de son clan. Rivet ajoute ou soustrait des membres de sa parenté aux compositions originelles et surtout reprend sa place en tant que benjamine d’une fratrie nombreuse dans ses œuvres picturales nostalgiques.

Ce qui frappe particulièrement sur ces toiles aux couleurs bien hivernales, c’est la direction du regard du sujet. Pleinement conscient de l’objectif dirigé sur lui, il s’ajuste et pose fièrement pour la postérité. Savoir qu’on est regardé change tout. Et peut-être que de voir le résultat développé des semaines après le moment où le flash frappe nos pupilles change aussi la perception que l’on a de soi. Ne pas être en mesure de regarder notre image immédiatement après sa capture nous évite de découvrir, parfois avec surprise, que l’on ressemble à ça. Que c’est ainsi que les autres nous voient. C’est un réflexe qui s’est développé avec l’arrivée du numérique et qui intrigue également Aurélien Muller, artiste basé à Toronto qui a collaboré avec Rivet pour cette exposition.

Dans sa pratique actuelle, il questionne les habitudes prises par les consommateurs d’images à notre ère où tous peuvent s’improviser photographes. Faisant du portrait son sujet de prédilection, il interroge à la fois sa composition à notre époque et ce qui se cache derrière. Son installation qui fait face aux tableaux est une sorte de murs d’écrans d’ordinateur mis à nu où défilent rapidement des codes au sens incertain et des visages qui peu à peu me deviennent familiers. Ici, le regard de ses sujets n’a pas la même force, car souvent dirigé vers la lueur bleue de leur téléphone cellulaire. Cet accessoire bien de notre temps, véritable extension du corps humain, se faufile presqu’automatiquement dans le portrait. L’appareil facilite la rencontre entre Muller et ses modèles qui se réfugient à la première occasion dans une dimension virtuelle. Connectés instantanément à d’autres, absorbés par leur écran, les gens se détendent, ne posent plus pour la caméra et finissent même par oublier que quelqu’un les regarde. Le cyberespace les a happés ailleurs. Et c’est ce qui rend le portrait si naturel, les masques tombent et exposent un sujet qui ne joue plus un rôle.

Ironiquement, lorsqu’on m’a invitée à me faire photographier, j’ai décidé de ne pas apporter mon cellulaire. Le vide palpable dans ma poche et dans mes paumes évoquait la sensation d’un membre fantôme et m’a obligée à diriger mon regard vers Aurélien lors de la séance. Le cellulaire en tant que béquille aux interactions humaines, toujours à portée de main, renferme son lot d’informations, comme un ADN numérique composé de nos données. Si chez Rivet la quête identitaire se forge autour de la nostalgie du clan familial, chez Muller, elle s’articule autour de la connexion et de la (sur)utilisation du portable. Les gens qui ont posé pour lui se retrouvent exposés, une première fois sur les écrans d’ordinateur, une deuxième fois par leurs données et une troisième fois dans l’installation qui trône au fond de la galerie.

Le fruit de leur collaboration s’érige en igloo formé de télévisions cathodiques, objet transitionnel entre les deux époques et les deux médiums proposés par les artistes. Alliant fixité et mouvement, une seule et même personne se recompose un bref instant sur l’appareil. Dédoublée, à la fois en une photo noir et blanc et en une série de traits colorés peints directement sur la surface pixélisée, la composition n’est pas faite pour durer, car déjà, la photo disparaît et laisse place à un autre portrait. Dans sa fixité, elle bougera deux écrans plus loin, recouverte par la silhouette d’un inconnu. Plusieurs personnes se superposent ainsi, avant de retrouver leur place sous leur double figé par la peinture de Rivet.

Je reste assise assez longtemps pour voir des visages regagner leur place, réunis par les deux médiums. Je commence à reconnaître des gens, à les distinguer par leur carrure, leurs lunettes exubérantes, leur sourire gêné et surtout par le téléphone que tous ont précieusement à la main. Comme un jeu de Guess Who? qui s’affiche sur l’objet sacré autrefois rassembleur, les portraits d’une communauté se dessinent en plusieurs temps. Et la neige qui grésille sur ce canevas inattendu, mais pas anodin rappelle celle qui parsème nos souvenirs, ceux que l’on trouve dans les albums du passé et ceux que l’on crée et que l’on partage à coups de clics. Portrait intime et social, fixe et mobile, nostalgique et contemporain, cette incursion dans le monde des deux artistes réussit à me projeter dans une double dimension, aussi paradoxale qu’une bordée de neige au printemps.

L'autrice

Nouvellement arrivée à Sudbury, Maude Bourassa Francoeur est adjointe à la production de récits communautaires aux Éditions Prise de parole.