Quand le centre ne tient plus

Texte d’accompagnement

par Maty Ralph

 

À quel point votre lampe est-elle politique ? Lorsqu’on parle philosophie, les réflexions de votre bureau sont-elles approfondies? Votre bouilloire siffle-t-elle ou crie-t-elle la révolution? Votre chaise est-elle dégénérée?

Attendez. Ces questions sont peut-être prématurées. Peut-être que j’ai commencé à la mauvaise place…

Au commencement, il y eut une conception. Une idée fut née. Un « design » conçu. Les matériaux ont été considérés, choisis, manipulés. Finalement, une forme physique s’est manifestée. Une valeur a été déterminée. Il y eut des reproductions. Et si tout allait comme prévu, on gagnait un profit.

Ainsi, une ligne de temps est établie. L’idée – née de l’esprit, réalisée dans le studio, façonnée dans l’usine et vendue dans le magasin – devient ultimement une partie d’un foyer qui fonctionne bien. Avec chaque jour, elle approche la dernière étape de sa vie : celle des déchets.

Tous les déchets ont d’abord été des idées. Mais toutes les idées deviendront-elles des déchets?

Out of This Light, Into This Shadow…

Le Bauhaus est une idée – quelques idées, en fait – qui allait illuminer à jamais le monde du design. L’école encourageait le respect des matériaux, l’espace, l’esthétique et la fonctionnalité. Il s’agissait d’un lieu où l’art inspirait l’artisanat, où les questions pratiques s’alliaient à la beauté. Ce fut le lieu de naissance du style international.

Mais la noirceur de l’Allemagne nazie est tombée sur l’Europe. Pour les nationalistes, le Bauhaus était une école de dégénérés. Les idées qui y étaient célébrées représentaient une menace. Ainsi, comme plusieurs autres, ils ont été réduits au silence.

Heureusement, les principes et les philosophies qui avaient fleuri pendant les 15 ans du Bauhaus sont sortis relativement indemnes de la Deuxième Guerre mondiale. Les idées ont survécu à la guerre et ont été utilisées, exploitées, altérées, abrégées et manipulées au fil des ans. Ce qui nous en reste sont des concepts qui font du chemin sur des idées qui font du chemin sur le passé.

Avec tous ces changements, que nous reste-t-il de ce passé? Nos designs contestent-ils encore la tyrannie? Les nazis considéreraient-ils IKEA le travail d’artistes dégénérés? Prendraient-ils votre lampe pour une menace?

C’est évident que l’esthétique du design contemporain se retrace jusqu’au Bauhaus, même aujourd’hui, mais Juan Ortiz-Apuy nous montre avec son travail que la surface cache un vide qui tient lieu de centre.

Le design a suivi le même parcours que les films blockbuster et la musique pop. La formule sans réflexion. On reproduit les succès du passé, mais à meilleur marché. Et plus rapidement. On coupe dans le gras. On coupe le prophète au profit… du profit.

En tant qu’une exploration de l’insipidité inhérente de la culture de la consommation, Out of This Light, Into This Shadow pourrait facilement nous faire la leçon du mauvais capitalisme déchainé, mais ce n’est pas du tout l’approche. S’il faut identifier un méchant dans l’histoire, la cupidité du monde corporatif est autant admissible que la complaisance du consommateur.

Ça ne suffit pas de conclure qu’on nous vend une piètre version évidée du passé. Ça, on le savait déjà.

Il faut aussi se demander pourquoi on ne s’attend pas à mieux ; pourquoi ne demande-t-on pas un retour à la forme. Avec le temps, nous nous sommes habitués à l’idée qu’il n’était pas nécessaire que nos meubles soient novateurs, éthiques ou bien réfléchis. Pourvu qu’ils fussent plaisants sur le plan esthétique.

En acceptant naïvement le design éphémère, on a perdu de vue la réalité que nos ordures ont toutes d’abord été des idées. Nous opérons dès lors sous le prétexte inverse, imaginant que le destin de toutes les idées est de se retrouver parmi les déchets. Ainsi, nous avons manqué de révérence envers l’innovation et mettons nos idées à la poubelle avec tout le reste.