Mission Site : notes portant sur une résidence d’artistes de la performance à Sudbury

Texte d’accompagnement

par Guylaine Tousignant

 

Je reviens d’une mission à Sudbury et j’ai terriblement peur de vous en parler. Je ne veux pas vous raconter n’importe quoi ou vous faire croire qu’en me lisant vous assistez à ce que j’ai vécu. J’ai vécu une expérience qui ne peut plus jamais se reproduire mais qui peut pourtant durer.

Comme l’enfance.

Comme les bancs de neige hauts comme le ciel.

Note 1, extrait d’une conversation récente avec ma mère : « J’ai de la neige par-dessus la tête. Je ne vois même pas les maisons en face. »

Le matin où je suis partie de Sudbury pour rentrer chez moi à la fin de la mission, de la grosse neige poudreuse tombait sur la ville. C’était le jour de l’halloween et la première tempête d’hiver.

J’ai marché jusqu’à la gare d’autobus mal habillée et mal chaussée, comme une fille du nord qui vit dans le sud depuis trop longtemps.

Je n’ai pas oublié d’où je viens et ça ne fait pas si longtemps que ça que je suis partie, mais je suis tombée dans le piège de l’espoir. On espère toujours qu’il fera plus beau que ce à quoi on devrait en toute logique s’attendre.

Note 2, citation trouvée sur Internet en googlant le mot ESPOIR : « […] L’homme veut toujours espérer même lorsqu’il est convaincu qu’il n’y a plus d’espoir.[1] »

J’ai eu froid toute la semaine. J’ai eu peur aussi.

Peur de ne pas pouvoir compléter avec succès cette mission.
Peur d’être une piètre observatrice.
Peur de ne rien comprendre.
Peur de comprendre tout de travers.
Peur d’avoir trop peur.
Peur de vous tromper.

Note 3, citation trouvée sur Internet en googlant le mot PEUR : « Les gens n’aiment pas penser ; c’est qu’ils ont peur de se tromper. Penser, c’est aller d’erreur en erreur. Rien n’est tout à fait vrai.[2] »

On m’avait invité à observer six artistes de la performance en création sur un site précis à un moment précis. Je devais suivre leurs actions et ensuite écrire, témoigner, laisser une trace.

Note 4, citation provenant d’un livre trouvé en effectuant une recherche sur l’art d’écrire sur l’art de la performance : « Performance honors the idea that a limited number of people in a specific time/space frame can have an experience of value which leaves no visible trace afterward. Writing about it necessarily cancels the “tracelessness” inaugurated within this performative promise.[3] »

Cette trace est embêtante. Comment témoigner d’actions artistiques commises dans un présent devenu passé pour l’avenir?

J’ai un carnet rempli de notes qui déjà ne portent plus le sens qu’elles avaient au moment de leur écriture.

Il ne faut pas trop que j’y pense. Sinon, je pourrais me mettre à écrire une phrase, l’effacer et répéter l’action jusqu’à la fin de mes jours.

Il ne faut pas que je tente de viser juste. Je suis toujours un peu à côté de toute façon.

C’est peut-être à cause des bancs de neige hauts comme le ciel qui influencent les manières de voir le monde.

[1] Alberto Moravia, Le mépris, trad. Claude Poncet, Livre de Poche no 5088, p. 78.

[2] Alain, Propos sur l’éducation, P.U.F., 1969, p. 76.

[3] Peggy Phellan, Unmarked – The Politics of Performance, Routledge, 1993, p. 14.

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Qu’est-ce qu’être ici?

Note 5, observation personnelle : « Je suis ici, maintenant, en mouvement constant. »

Je suis passagère à bord d’un autobus de ville et j’observe Roy Lumagbas qui enregistre sur un tableau blanc les données de latitude et de longitude des passagers qui acceptent de participer à son projet de géolocalisation. Chaque participant consentant doit ensuite tenir le tableau devant lui pendant que Roy prend une photo.

Note 6, propos de l’artiste : « This is your GPS location now. »

L’artiste porte un casque, propriété de la société Giggle, orné de lumières clignotantes et de petits verres en plastique dans lesquels se cachent des caméras qui prennent des images panoramiques à 360 degrés.

Note 7, observation personnelle : « Suis-je ici, consentante? »

Note 8, propos de l’artiste: « I like the fact that people don’t challenge you as an artist when you ask them to do something. »

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Note 9, citation trouvée sur Internet en googlant le mot TRAIN : « Faut-il réagir contre la paresse des voies ferrées entre deux passages de trains?[1] »

Note 10, extrait tiré du journal tenu par Roy Lumagbas lors de sa résidence à Sudbury :

I am making an art piece, a performance turn into installation art piece.

It is inspired by trains.

By how nothing stops with trains:
By how even when seemingly at rest,
Something is happening to keep them moving,
To keep something happening.
The piece is entitled « En train de ___________ »
Loosely translated, « In the process of ___________ »

[1] Marcel Duchamp

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Qu’est-ce qu’on cherche?

Les artistes remarquent le train. Le train longe la rue Elgin à Sudbury.

Il y a la Galerie, le trottoir, la rue, le stationnement, la clôture et la voie ferrée.

Note 11, propos noté, Hélène Lefebvre : « Peut-on envahir le silence de quelqu’un? »

Note 12, observation personnelle : « Pendant qu’Hélène se pose cette question, un camion d’incendie passe dans la rue Elgin. »

Hélène se promène dans le parc Mémorial de Sudbury et sonde la planète à travers les trous de deux nouilles de bain jaunes.

Un homme tond le gazon dans le parc.

L’homme coupe le moteur de sa tondeuse et s’approche d’Hélène pour lui demander si tout va bien. Elle poursuit son trajet sans répondre.

Elle va bien, je crois.

Elle est connectée au sol avec ses pieds. Elle a les yeux dans ses nouilles. Elle sonde une ligne qui semble montrer le chemin.

Note 13, propos de l’artiste : « Mes pieds sont mes yeux. »

Note 14, observation personnelle : « Hèlène sonde le coin de la rue Elm et Lisgar au centre-ville de Sudbury avec son détecteur de sensibilité. Un homme passe et dit I hope she finds it. »

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Note 15, mots ajoutés au moment de la révision de ce texte : « Je ne sais toujours pas ce que cherche ou même si je cherche quelque chose. Je ne sais pas si cela est vrai. Je me force à ne pas supprimer ces mots. C’est peut-être intéressant pour un lecteur d’avoir accès aux mots qui auraient pu être supprimés. »

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Qu’est-ce qu’on veut?

Mariana Lafrance s’étend sur une grande feuille blanche dans l’espace d’exposition de la Galerie et trace des dessins au fusain avec les mouvements de son corps. Elle désire performer à nouveau des performances d’autres artistes dans le but de mieux apprivoiser l’art. Dans ce cas-ci, c’est Heather Hansen qui l’inspire.

Des traces de fusain sont laissées par le corps en mouvement sur le papier. De grands cercles noirs sont formés par le mouvement des bras autour du corps. Le fusain crisse sur le papier étendu sur le plancher en bois franc.

Note 16, observation personnelle : « Le bruit des mouvements du corps et du fusain sur le papier est apaisant. Le bruit des voitures et du train envahissent rapidement l’espace lorsque les mouvements du corps cessent. »

Mariana dit que l’idée de la ville ne l’inspire plus.

Note 17, propos de l’artiste : « Je ne crois pas avoir besoin d’un public pour faire une performance. J’ai le goût d’être dans le bois en ce moment. »

Dans le bois, Mariana rampe sur la roche.

Note 18, propos de l’artiste : « C’est pas évident. »

Note 19, autre propos noté dans le bois : « C’est pour ça qu’on ne rampe pas. »

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Qu’est-ce qu’on a?

Colette Jacques s’accroupit sous des arbrisseaux qui poussent entre deux poteaux de téléphone dans le stationnement situé entre la rue Elgin et la voie ferrée. Elle est installée juste à côté d’un véhicule utilitaire sport RDX, couleur marron. Elle brûle de la sauge.

Ses cris puissants sont masqués par le bruit de la machinerie ferroviaire d’un côté et la circulation routière de l’autre.

Note 20, propos de l’artiste : « Je vis un drame depuis cinq ans. Je suis décentrée. J’essaie de retrouver mon centre. C’est une guérison pour moi en ce moment ma performance. Aujourd’hui, je vais tenter de refaire mes racines. »

Les travailleurs des rails l’entendent et s’approchent d’elle. Ils l’observent à travers le grillage qui sépare le stationnement des voies ferrées, comme ils observeraient un animal blessé dans une cage.

Elle est blessée et puise dans son fond.

Ils observent cette femme crier sa peine, leur peine.

Note 21, observation personnelle : « Ces hommes semblent préférer être ici, près d’elle, que là-bas, avec la machinerie. »

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Qu’est-ce qu’être en équilibre?

Julie Lassonde explore l’espace de la Galerie avec son corps. Elle s’étend sur le plancher. Elle tâte le sol avec ses mains, les murs avec ses pieds.

Elle va chercher une poutre en cèdre.

Elle joue avec la poutre en cèdre.

La poutre est en équilibre sur son épaule. La poutre est soutenue par tout le corps en équilibre qui tente de maintenir l’équilibre de la poutre. Elle place la poutre au sol et s’allonge dessus :

Note 22, propos de l’artiste : « Ça sent bon ce bois-là. »

Elle se repose.

Dehors, Julie place son corps en équilibre sur la voie ferrée pendant qu’une ambulance fait crier sa sirène sur le Pont des nations.

Note 23, observation personnelle : « Le soleil brille pour la première fois cette semaine. »

Le train passe.

Julie s’étend sur un garde en bois dans l’aire de conservation du lac Laurentien.

Elle se repose.

Note 24, propos de l’artiste : « C’est fou comme quelque chose de simple prend tout de même une adaptation. »

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Note 25, extrait d’une conversation entendue parmi le bruit d’autres conversations :

– Qu’est-ce que ça veut dire pour toi l’Ave Maria?
– Il y a la religion et les autochtones, l’abus, la guerre, la destruction.
– Il y a la religion comme concept rassembleur pour les communautés.
– Il y a le… Je ne sais pas. J’ai besoin d’y penser.

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Note 26, observation de mon action présente : « Je suis assise devant mon ordinateur. Je tape lentement des mots et je recule souvent pour effacer. »

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Note 27, citation provenant d’un livre trouvé en effectuant une recherche sur l’art d’écrire sur l’art de la performance : « The desire to preserve and represent the performance event is a desire we should resist. For what one otherwise preserves is an illustrated corpse […] that stands in for the thing that one wants to save…[1] »

[1] Peggy Phelan, Mourning Sex, Performing Public Memories, Routledge, 1997, p. 2-3.

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Qui peut nous aider?

J’ai aidé Laurent Vaillancourt à devenir femme. J’ai aidé un homme à se trouver un soutien-gorge qui soit robuste et pratique à mettre et à enlever. Déjà, Laurent transportait sur son corps trois hommes.

J’ai marché avec Laurent sous la pluie jusqu’à l’Armée du Salut. Les femmes à la boutique se sont amusées à l’aider à construire son quatrième personnage. Elles lui ont déniché le parfait soutien-gorge en allant fouiller au sous-sol. Elles lui ont offert, gracieuseté de la boutique, un collier de perles en plastique.

Je suis revenue à pied avec Thérèse Lagacé. J’ai marché à côté pendant qu’elle essayait de se définir. J’ai marché à ses côtés en sachant qu’elle allait disparaître. J’ai ri avec elle en sachant qu’elle allait mourir.

Note 28, propos de l’artiste : « Mes personnages sont tous des personnages qui manquent leur coup. »

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Note 29 : « Une femme a pris Hélène dans ses bras pour l’aider à retrouver son équilibre. Julie a pris Colette dans ses bras pour apaiser sa peine. Mariana a ramené le bois en ville. Roy a réalisé les rêves de Sudbury en les brûlant dans sa cheminée. Et une poutre en cèdre est demeurée en équilibre sur elle-même au milieu d’une salle bondée de monde mort ou vivant. »

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Note 30, mots ajoutés au moment de la révision de ce texte : « Je n’arrive pas à conclure ce texte. Je n’arrive pas à trouver les mots qui pourraient donner un sens final à tout cela. Je veux être juste mais je ne peux l’être qu’à ma manière, ici, en ce moment, avec les outils que j’ai. J’ai l’impression que ce n’est pas assez. J’ai l’impression d’avoir trop supprimer de mots qui ne semblaient pas porter de sens au moment de leur écriture. J’ai l’impression d’avoir manqué des bouts de performance, des bouts d’humanité. Je suis toujours en mission. Je serai toujours en mission. Il n’y a pas de conclusion. »