L’Église du Moi

Texte d’accompagnement

par Lara Bradley

 

Une tombe. Un tunnel. Un utérus.

Un garçon blond court, s’élance et y glisse à pieds de bas en criant, en riant. Il se précipite devant les adultes, devant l’assortiment d’objets souvenirs qui longent l’extérieur de la structure blanche oblongue ― photo d’écolier encadrée, fleurs artificielles, béquille, crucifix, masque d’ours, boule de disco, animal en peluche, trophée ― pour s’engouffrer de nouveau entre ses parois étincelantes, illuminées par des guirlandes de lumières qui s’allument en rapide succession d’un bout à l’autre, puis dans le sens inverse. Il se dépêche, il n’est aucunement effarouché par cet art.

Nous, les adultes, nous hésitons devant le portail de l’installation. Nous sommes tracassés par l’impression d’être un enfant arrivé en retard à l’église (ah, mais quelle église!) qui ne veut pas sortir de la pénombre du vestibule. Nous n’osons pas marcher sur le plancher miroitant, avancer au milieu de toute cette lumière, devenir le centre de l’attention.

Pour une fraction de seconde, je me retrouve dans ma classe de chimie à l’école secondaire où je jouais avec des perles de mercure toxique sur la surface noire de mon pupitre. Je les tassais ensemble pour former une grosse goutte que je piquais ensuite pour la voir éclater en gouttelettes. Que devenaient les gouttelettes perdues qui fuyaient par les fentes? Serait-ce ici la mare formée par tous ces éclats de mercure perdus? Non, ce sont plutôt les parois en Mylar d’une installation de culture que j’ai visitée dans ma vingtaine. Je sens la chaleur des lumières reflétée par ses parois argentées et je respire les relents des plants de pot en écoutant mon copain m’expliquer ses plans grandioses, avant leur dénouement malheureux.

Cette installation a une odeur. Ce n’est pas celle des plants de pot, mais elle lui ressemble : le musc humide de la feuille de plant de tomate mélangée à la betterave, au pollen, au chèvrefeuille, au champignon, à l’encens et au bois d’église. C’est un parfum que l’artiste, Geneviève Thauvette, vaporise dans l’air pendant la nuit. À la manière de Tom Robbins et de son Jitterbug Perfume, elle l’a conçu en tentant de capter une impression de décomposition et de décadence, de mortalité et de transcendance.

Le garçon blond s’élance de nouveau.

Nous les adultes, nous y allons plus lentement. D’abord, en nous penchant pour franchir l’entrée (si nous sommes grands) sous le crâne fixé parmi les fleurs. Puis, avec réticence, nous tombons à genoux pour y avancer en rampant, gênés dans notre peau d’adulte.

Lors du vernissage, il y a trop de bruit pour qu’on puisse entendre les rires et les applaudissements enregistrés qui tintent dans le tunnel. Mais on sent dans nos os un bourdonnement grave tandis que le son de la fugue de l’Amen de Mozart s’élève et s’affaiblit, la lecture de l’enregistrement se faisant d’abord normalement, ensuite en marche arrière. Certains d’entre nous sont couchés sur le dos et voient leur reflet fragmenté, perdu parmi les éclats de lumière colorée. En quittant le tunnel, nous nous apercevons brièvement ― à peine une bribe d’image de soi-même en mouvement ― dans une vidéo projetée au mur avec un léger décalage temporel, encadrée par un rideau de filaments argentés digne d’une émission de jeux télévisés.

Hé, toi. C’est toi, le centre de tout ça, dans cette église du Moi érigée par Thauvette en joyeuse dérision de nos âmes modernes égocentriques repliées sur nos autoportraits photographiques. (Il y a aussi dans le mélange des mythes grecs, comme Narcisse et Écho, que je commenterai ci-après.) L’expérience qu’on y fait est comme un « bonbon pétillant pour l’épiphyse » : elle est électrisante, édulcorée et éphémère. C’est la même excitation intime que l’on éprouve lorsqu’on fait sur Google la recherche de son propre nom, qu’on s’aperçoit au téléviseur à l’épicerie, ou qu’on accumule des « j’aime » après avoir affiché en ligne une nouvelle photo de profil.

Moi. Me voici qui m’amuse. (Même si nous nous sommes disputés en nous rendant à la galerie et que nous n’avions rien à nous dire en dînant ensemble, tant nous étions absorbés par nos téléphones.) Mais vois comment nous dévorons goulûment notre repas d’Instagram. Vois. Moi. Toi. Heureux! Pas juste heureux, mais émoticônement heureux!

Lors du vernissage, Thauvette papillonne d’une personne à l’autre, un appareil photo pendu à son cou. Sa beauté est frappante, comme si elle incarnait son œuvre.

Ses jambes sont comme celles d’un fauteuil rococo, minces et galbées dans des collants blancs qui aboutissent à de mignons souliers blancs agencés, élégants et ornementés. (Plus tard, j’apprendrai qu’elle est accro du rococo.)

Je ne remarque pas les pointes bleutées de ses cheveux avant le lendemain, quand nous marchons au soleil à la recherche d’un café. Elle commande un triple espresso avec du lait chaud au chocolat. Un triple. Son choix m’inquiète, car déjà elle semble vibrer dans une sphère transcendante d’énergie, de mots et d’idées qui lui tournent autour de la tête comme des abeilles et que ses mains saisissent hardiment en plein vol.

Bien qu’elle soit jeune, au seuil de la trentaine, elle n’est pas novice en matière d’art et de milieux artistiques. La création d’installations est un aspect de son art, mais elle s’est d’abord adonnée à la photographie. Ses photos ont été exposées partout au monde, notamment au festival Media Arts au Japon, au International Arts Festival de Perth en Australie, et aux 6e Jeux de la Francophonie à Beirut, où elle a remporté la médaille d’or pour le Canada. Vous pouvez aussi trouver sa série « Les quintuplées Dionne » au Musée canadien de l’histoire.

Des installations de Thauvette ont aussi été présentées dans le cadre de l’événement Nuit blanche à Ottawa. Semblables à « La Fugue », elles jouaient aussi sur les idées de la mort, de la culture populaire, de la célébrité et du moi.

Il y a eu l’aérostat blanc attaché à un édifice sous lequel des nuages de fumée s’élevaient et où on lisait les mots « The World is Yours ». C’était inspiré du film Scarface. Dans une scène de ce film, Al Pacino voit passer un dirigeable noir où ces mots sont inscrits, puis tout vire au vinaigre.

« Technical Difficulties: On Air and Other Disasters » était une installation qui ressemblait à une cabine d’avion. Dans celle-ci, il y avait la dichotomie entre des scènes d’écrasement d’avion projetées en silence et une bande audio composée de vrais enregistrements des dernières minutes de communication de pilotes.

Il y a eu aussi « Cake is Freedom », la fois où Thauvette s’est costumée en Marie-Antoinette aux yeux bandés en pleine splendeur rococo, dressée dans un gâteau de fête tout en chantant la Marseillaise. Celle-là jouait sur plusieurs thèmes, dont la peur de chanter en public. Cette performance a fait l’objet d’un documentaire tourné par Radio-Canada.

« Mon ami rit de moi et dit que je suis rococo. C’est ma période préférée de l’histoire. Comme ce tableau où l’on voit une fille sur une balançoire et quelqu’un qui regarde sous sa jupe. J’aime le détail et j’aime le sens symbolique. »

« La Fugue » puise son origine dans l’appréciation qu’a Thauvette pour les églises et les sites commémoratifs, comme ceux qu’on voit au bord de la route après un accident, ou à l’extérieur de la maison luxueuse d’une vedette après une overdose.

« J’aime cette expression spontanée de sympathie et d’empathie qui s’affiche si ouvertement en public. C’est quelque chose de très profond et primal et inconscient, explique-t-elle. Parfois, les gens le font pour quelqu’un qu’ils ne connaissent pas personnellement, comme une vedette. Ils le font pour dire au monde qu’ils ont mal, qu’ils ressentent quelque chose. Ça ne parle pas de la personne qui est morte. »

L’époque dans laquelle nous vivons est dominée par le moi et le « culte du moi », dit-elle. L’oxygène qui nourrit les flammes de l’autopromotion a été fourni par les médias sociaux. Parallèlement, pour plusieurs, la religion est devenue désuète. Puisqu’on a déclaré que « Dieu est mort », est-ce que nous nous empressons de combler le vide avec… nous-mêmes?

« Le moi et le culte du moi que nous vivons actuellement, c’est une période très intéressante de notre société. À quoi nous rattachons-nous? Qu’est-ce que la communauté? L’homme ne peut pas exister sans religion, mais vu l’état de la religion de nos jours, où est notre exutoire? Dans notre quête de sens, nous nous sommes tournés vers nous-mêmes, je suppose », dit-elle.

En tant que société, nous canalisons notre vanité tout en la mélangeant avec notre besoin de quelque chose de plus élevé. Donc, une nouvelle religion est en gestation et nous sommes au cœur de ça, dit-elle.

« Toute cette énergie profonde qui est liée au divin et à l’inconnu se déverse dans les selfies et les hashtags, dit Thauvette. Je vois l’importance de ça, mais c’est sans profondeur. »

« La Fugue » est un tunnel, oui, mais c’est peut-être aussi un corridor menant à un autel. Son entrée a vaguement la forme d’une nef gothique, dit-elle. Mais la structure ressemble aussi un peu à un tombeau. Le tunnel « rétrécit » : plus large à un bout, il devient graduellement plus étroit à l’autre bout, ce qui oblige les gens à se mettre à genoux pour en sortir.

« Il y a cette piété forcée. Les gens se regardent eux-mêmes, comme Narcisse qui tombe en amour avec soi-même », dit-elle.

Écho entre aussi en jeu, grâce à la fugue de l’Amen de Mozart. Bien qu’il y ait plusieurs variations de ce mythe, dans une version, la nymphe Écho s’éprend d’un jeune homme nommé Narcisse qui n’aime que lui-même (et qui finit par s’étioler en fixant du regard son propre reflet dans une mare). En plus de son amour pour Narcisse, l’autre erreur fatale d’Écho est le plaisir qu’elle prend à entendre sa propre voix et à parler. Donc, ayant suscité la colère du dieu Juno, Écho est condamnée et ne peut que répéter ce que disent les autres.

« Une fugue est une composition musicale où les voix sont répétées, ce qui se rapporte au mythe d’Écho. Condamnée à ne jamais avoir de voix; elle ne peut que répéter. Donc, ce qu’elle dit est futile et vide de sens. C’est essentiellement le retweet en mythologie », ajoute Thauvette.

Mozart considérait cette fugue comme son chant funèbre. Il avait l’impression que ce serait sa dernière création, dit-elle. Dans cette installation, on l’entend jusqu’à la fin, puis on l’entend à reculons. Donc, la trame audio a son propre miroir, tout comme d’autres éléments de l’installation.

En plus de la fugue, on entend dans le tunnel le son de rires et d’applaudissements, ce qui a rapport avec notre désir d’être appréciés et aimés, ainsi qu’un lourd son grave, une « présence audible » qui pèse sur toute la salle. Thauvette voulait que les spectateurs ressentent les vibrations « à un niveau plus profond », tout en rampant à quatre pattes vers la sortie.

Le dernier élément de l’installation est son parfum, conçu pour suggérer la décomposition et la décadence, ainsi que les souvenirs d’église.

« Nous avons remplacé Dieu par cette ridicule obsession du moi. Je vois l’ironie dans le fait que j’en parle avec toi maintenant. Nous parlons juste de moi et de cette pièce d’art. Être simplement une artiste solitaire, c’est une occupation très nombriliste, dit Thauvette. Ma mère a dévoué sa vie professionnelle à des enfants qui sont incapables de la remercier. Moi, je suis là à fabriquer des tunnels fantaisistes qui essaient d’exprimer une idée nébuleuse, alors qu’elle essaie d’améliorer la société de façon tangible. »

Pour Thauvette, l’impression de produire du tangible lui vient des personnes qu’elle voit en interaction avec son art et qui en retirent quelque chose. La réaction du petit garçon blond a fait toute la différence.

« J’ai vraiment épaté ce petit garçon. C’est pour ça qu’on fait de l’art. L’art peut être sérieux et sobre, mais mon cœur est ailleurs. Je veux que ce soit un peu festif », dit Thauvette.

Je reviens plus tard alors qu’il n’y a plus foule. Des gens ont laissé d’autres objets souvenirs et ont écrit sur la tombe au crayon-feutre. Maintenant, il ressemble un peu à un immense plâtre pour un bras cassé.

Rémi était ici. Kanye West aussi. Cool.

Couchée sous le spectacle des lumières, je me souviens de la croix rapportée des funérailles de mon beau-père que j’ai trouvée dans une boîte chez ma mère. Nous nous demandions quoi en faire. Où peut-on mettre une telle croix, ailleurs que dans une boîte-à-conserver-à-jamais, lorsqu’on ne sent plus que c’est approprié de l’accrocher à un mur? Faudrait-il la ranger près de cette tombe avec toutes les autres parcelles de souvenirs et de possessions?

J’entends le bruit des applaudissements enregistrés et je pense qu’il est si facile d’obliger les gens à applaudir. La plupart du temps, lorsqu’on applaudit, c’est sous l’effet conjugué de la pression des pairs et de la politesse.

Je sens une pression qui pèse sur ma poitrine. Cette sensation a commencé ce matin et n’a pas diminué depuis. J’imagine le pire : je pourrais faire une crise cardiaque ici même, en ce moment même. Que ce serait merveilleusement poétique! Et que c’est narcissique de ma part d’imaginer ma mort dans cette minicathédrale de la pop culture, dans cette église miroitante à la disco dédiée au culte du moi.

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universite laurentienne