« Le bleuet, c’est l’infini »

Texte d’accompagnement

par Normand Renaud 

 

On veut… du bleu plein les yeux
Du bleu… pour les amoureux
Du bleu… dans les ananas
Du bleu, du bleu où il n’y en a pas
(chanson de Ginette Reno)

 

Un compte-rendu bien étayé de l’exposition « Mines de rien pas pour cinq cennes » aurait plutôt mis en exergue une théoricienne de la sémiologie des tropes ou des figures de sens. En effet, ce savoir érudit pourrait éclairer un aspect essentiel de cette collection d’objets éloquents nés de croisements fascinants. J’espère qu’un jour quelque spécialiste s’y mettra, car son analyse fascinera.

Mais à bien y penser, les lumières d’une chanteuse populaire font mieux l’affaire. Car on rejoint ainsi un fondement de la démarche de ce ravaudeux d’histoires qu’est Guillaume Boudrias-Plouffe : son parti-pris pour la culture et le génie du peuple, dont il entend valoriser le potentiel mésestimé. Le joyeux refrain de madame Reno cerne bien un procédé à l’œuvre dans cette installation et peut-être même un sens qui s’en dégage.

Alors, l’orange d’Éluard a eu son tour. Désormais, la terre est bleue comme un bleuet.

Voilà une intuition poétique d’envergure cosmique à laquelle nous convie cette exposition qui est le… oui, le fruit d’un acte de présence engageante envers un milieu physique et humain, en l’occurrence le Grand Sudbury. Sous la chaleur bénéfique d’un regard sympathique, l’humble baie s’est immensément gonflée d’orgueil, si bien que maintenant elle colore intimement tout ce qui l’entoure et, surtout, qui s’y frotte.

C’est ainsi qu’en entrant dans la galerie, le visiteur aperçoit d’abord de grosses masses informes de styromousse évocatrices des collines rocheuses de ce coin de pays, celles-là mêmes qui l’été sont parsemées de baies bleues. Mais la « pierre » n’est plus de ce noir calciné qui a fait la triste célébrité de ces paysages corrodés par les pluies acides minières. Ici, le roc est d’un bleu mauve qu’on aura tôt reconnu comme le bleu bleuet. Alors, la minuscule partie est devenue le grand tout, l’élément est contexte, l’effet est la cause, le lieu d’origine est le produit. Métonymie? Métaphore? Synecdoque? Je vous disais qu’il faudrait les lumières de la rhétorique.

Un peu plus loin, le visiteur aperçoit deux pieds bleutés parfaitement moulés en cire d’abeille, ce qui leur donne un petit parfum mielleux. Ces pieds‑là auraient donc tant foulé ces rochers-là qu’ils en ont pris la teinte? Est-ce donc ainsi qu’on a pied, qu’on prend pied, qu’on a les deux pieds sur terre en cette terre bleue comme un bleuet? Pieds de ciarge – juron nouveau – pourra-t-on dire en guise d’eurêka devant cette soudaine illumination.

Mais le bleuet peut aussi déteindre sans colorer. Cette exposition en témoigne au fil d’une collection hétéroclite de créations inspirées de l’esprit du peuple qui, pour la plupart, ont du bleuet dans le toupet. On les doit aux artisans de la cuisine, du bibelot, de la tradition orale, de l’animation communautaire, voire de la mythologie populaire, mais ultimement à la démarche du ravaudeux d’histoires qui les rassemble et les ravive en des amalgames générateurs d’idées neuves.

Par exemple, on admire les hachures géométriques de divers motifs de dessus de tarte. Ici, elles sont d’autant plus admirables qu’elles sont découpées avec une adresse manifeste dans une large planche de bois, puis perchées comme des étoiles d’arbre de Noël au sommet de quatre pyramides sveltes. Celles-ci sont revêtues d’innombrables petites déchirures de photos de bleuets qui ont été patiemment collées en place une à une. Au contraire du geste qui ramasse, c’est le geste qui remet. Certaines pyramides ne sont que mi-bleuet, le reste de leur surface ayant un aspect métallique, comme si métal et végétal se complétaient. À mes yeux, ces assemblages évoquent esthétiquement la puissance du patient dévouement et la force des gestes généreux qui mènent de la récolte au régal.

D’autres dessus de tartes figurent dans des photos encadrées accrochées au mur. Au premier regard, on dirait de vraies tartes posées par terre sur ce fameux roc noir sudburois. Mais un examen attentif révèle qu’il s’agit en fait de tartes en céramique d’un réalisme trompe-l’œil. On voisine ici la traître pipe de Magritte – « ceci n’est pas une tarte » ‑ ou même la « rencontre fortuite » surréaliste d’une tarte aux bleuets dans une talle de bleuets. Il ne reste qu’à imaginer la surprise du cueilleur qui en trouverait une en pleine nature, puis la vantardise qu’elle justifierait : « ma talle est tellement bonne que j’y ai ramassé une tarte toute faite! ».

Pour se faire servir une vraie histoire invraisemblable, le visiteur descend au sous-sol de la galerie et constate avec une certaine stupéfaction qu’un ours y tient à force de bras un poteau qui empêche la terre de s’écrouler. L’ours en question est en fait le costume porté par la personne qui incarne la mascotte du Festival du bleuet annuel de Sudbury : Sud-berry Bear (ou comme dirait l’autre, l’ours sud-baie-rois). Ce costume a été prêté par le festival, tandis que d’autres éléments parsemés dans l’installation proviennent de la cache aux trésors personnelle de l’organisatrice, Jeannine Larcher-Lalande, dont l’artiste a tenu à saluer le dévouement lors du vernissage.

Ici, cependant, la mascotte se métamorphose en héros minier substitué au personnage titre de la chanson « Gros Jambon ». Succès populaire de Réal Giguère dans les années 60, cette chanson raconte comment, lors de l’effondrement d’une mine, un homme fort a péri pour sauver ses compagnons en soutenant le toit de la galerie à l’aide d’une poutre. Dans une bande audio, on entend le ravaudeux d’histoires qui chantonne sa version trafiquée : « Gros Ours bleu… Gros Ours bleu, eu… » Notre sémiologue appellerait peut-être ça un hypertexte. En tout cas, c’est une confluence amusante des mythologies du bleuet et du minerai et c’est on ne peut plus sudburoisement insolite.

Au minerai et aux bleuets, le ravaudeux d’histoires joint le troisième élément d’une sainte trinité locale : le pin blanc. Sainte-Anne-des-Pins était à l’origine le nom bien canadien-français du village fondé à « Sudbury Junction » et la première ressource naturelle ravagée en ces contrées a été ses grands pins blancs, depuis longtemps disparus. Leur apport à l’installation peut sembler un peu discret au premier coup d’œil. Pourtant, il s’agit d’un tour de force.

Appuyées contre deux des murs de la galerie, près des roches bleues, on voit une douzaine de très longues tiges rondes en bois nu d’une dizaine de pieds en longueur, sinon plus. Rien ne l’indique, mais le personnel de la GNO vous dira qu’il s’agit bien de pin blanc. On chercherait en vain pareilles pièces de bois d’œuvre dans le commerce. C’est que l’artiste les a lui-même fabriquées, avec l’aide de complices locaux.

Pour bien apprécier ce qu’on voit, il faut savoir que l’artiste a déniché chez une petite scierie locale, Portelance Lumber, une rare poutre de pin blanc massif, que le propriétaire de la scierie a pu identifier grâce à sa connaissance des essences. Puis, l’artiste a rallié à son projet un technologue d’Architecture Laurentienne, Francis Thorpe, qui disposait de l’atelier qu’il fallait pour transformer la poutre carrée en cette douzaine de longues tiges cylindriques. Leur forme évoque-t-elle les carottes rocheuses extraites du sol par les foreuses à prospection, ou bien les fleurets des foreuses à extraction qui percent les trous à remplir d’explosifs?

Pareilles interprétations sont d’un moindre intérêt au regard de la démarche comme telle, du processus qui a donné naissance à ces espèces de gaules. Pour y aboutir, que d’effort, de remue-ménage, de volonté d’aller à la rencontre d’un milieu et d’en activer la potentialité. Voilà le sens de ces longs bouts de bois. Quand le ravaudeux d’histoires explique que ses rencontres avec les gens de la place sont intégrales non seulement à sa démarche, mais à son œuvre comme telle, on le comprend. Bref, il nous tend la perche… plusieurs en fait.

La tradition orale locale, le conte folklorique, contribue également à l’installation. À l’extérieur de la porte d’entrée de la galerie, une bande sonore joue en boucle une histoire qui fait boucle. On y entend notre artiste qui livre lui-même un conte de « mon oncle Émile », le regretté conteur local Émile Maheu. C’est une histoire d’ours qui surprend un cueilleur de bleuets, encore et encore. Car dans ce conte, le fin mot de l’histoire est la reprise de son début. On ne s’en sort pas; le bleuet, c’est l’infini. À son arrivée ou à son départ, le visiteur franchit le portail de la pérennité.

Lors du vernissage, le ravaudeux d’histoires a ajouté à son installation un élément de performance. Coiffé d’un casque dur sur lequel il a fixé une bougie à la manière des mineurs de l’époque pionnière, il a circulé parmi les spectateurs pour donner à chacun une part de « farine de bleuets ». (C’était en fait une pâte de fécule de maïs teinte en bleu, séchée, puis réduite en poudre.) Ensuite, il a invité chacun à s’avancer et à déposer sa petite poignée sur le plancher en six petits tas. Ce geste, a-t-il dit, rappelle une meunerie d’il y a longtemps et ses six silos toujours présents dans un quartier sudburois, auquel ils donnent son nom populaire, le « Moulin à fleur ». Tri-isotopie, dirait notre sémiologue? En tout cas, ainsi farinacé-minéralisé, le bleuet moulu au creux de la main représente la petite contribution que chacun peut apporter à l’édification de son milieu par la perpétuation de son histoire et l’amplification de son imaginaire.

Alors, voilà comment se pratique le métier de ravaudeux d’histoires. Prenez des réalités voisines et mariez-les. Une brique et un fanal, mystère et boule de gomme… la conjonction engendre la révélation. Tout se parle, se répond, se complète, se dilate, s’intensifie et s’enrichit. Il faut de tout pour faire un monde, un monde pour faire le tout et du monde pour tout faire. Or, nous en avons un monde, juste devant notre nez, qu’on a tendance à négliger. Pour mieux l’estimer, il suffirait de l’explorer, d’y puiser des ingrédients et de mélanger doucement… et vous aurez du bleu plein les yeux.

Normand Renaud, Sudbury, février 2016