La poésie translucide des BLOBETTES

Texte d’accompagnement

par Pierre Raphaël Pelletier

 

On naît alors comme tout artiste,
en mer agitée,
forcément embarqué.

—Alain Deneault, La Médiocratie

 

[note : les citations et les images mises en retrait sont les réactions ou les commentaires de l’artiste Ron Loranger]

 

Ron trace son petit chemin de travers comme artiste professionnel depuis 1981.

Hors de toute convention, tradition, protocole, recette à la mode. Tout de go l’artiste a sa manière de créer un langage visuel qui ne répond à rien et qui se déploie accompagné de clins d’œil aquarellés, dans la blancheur insondable de l’espace.

D’ailleurs la sympathie que l’on peut avoir pour une œuvre est la seule façon de l’approcher pour se glisser dans son intimité (voir Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke).

« Ouais… l’écriture ç’pas mon affaire. »

 

Mise en garde

Toute critique sur l’art, aussi éclairée soit-elle, est toujours a posteriori de l’œuvre, car l’inexprimé de celle-ci laisse à découvert l’interprétation (voir La Beauté exulte d’être si rebelle, de l’auteur, aux Éditions David).

« Les grands trouvent leur signature. »

 

Blobettes, Ron Loranger

Il y a de cela un bon moment… Ron cherche un mot qui pourrait donner un sens à ses amibes de couleurs.

Blub, blubber, boule de gras, tache de boue, qu’il trouve trop ordinaires. Son ami d’alors lui dit, “Ron, it’s so fucking serious Blob, blob, blob, blood… Oh, I got it ! Call it Blobettes. It’s funny, yet it says exactly what your art is about.”

« Le dessin ne ment pas très bien. »

De là les fameuses Blobettes !
Qui se font
caresses érotico-festives
transes entre deux mondes
arcs-en-ciel d’étranges silences
nymphes paumées
méduses dansantes
yeux qui vadrouillent
éphémères voyageuses
lucioles
comme des papillons fouineurs
molécules à tourniquets transgenres
matières molles à dentelles

Blobettes à chair de couleurs dans la sacramentelle nuit blanche. Ainsi et bien au-delà parle cette poésie translucide des Blobettes. Heureuses comme fougueuse liberté, celle des révolutions permanentes (voir Jean Dubuffet).

 

Allô j’arrive !

Coucou ! Prise 1 sur le monde de Ronald Raymond Loranger. Un petit humain, à l’aveuglette, se pointe à 1h45 du matin le 18 février ____ à l’hôpital Sensenbrenner à Kapuskasing, par un temps de tempête terrible.

« 1964 :

  • Même année que Fusion des arts , le premier centre d’exposition autogéré canadien français ouvre ces portes a Montréal;
  • Giorgo Morandi, le peintre italien, meurt;
  • Andy Warhol crée son film Empire;
  • Joseph Beuys sculpte sa chaise de graisse;
  • Marshall McLuhan écrit Understanding Media:The Extensions of Man. »

Empreinte de vie

Créer son empreinte sur le monde, dans un milieu plus que modeste, où l’argent se fait rare, relève d’un courage et d’une coriacité constante.

Mais heureusement, la famille Loranger est de celles des pionniers du Nord de l’Ontario qui ne lâchent pas. Le bonheur chez les Loranger a bonne mine. Enfance agréable entourée de sa mère et de ses deux grands frères. Très tôt, en bas âge, Ron dessine tout le temps et peint. Viendra quelques années plus tard, les paysages à l’huile, jolis comme on les aime.

À Kapuskasing, au cours de sa deuxième année de primaire, le voyant dessiner, la mère supérieure de l’école qui passait par là de façon bienveillante lui dit, « tu vas devenir un artiste quand tu vas vieillir ». Ron, de lui répondre immédiatement, « je le sais », certain de sa destinée. Comme je le disais ci-dessus, c’est ça « créer sa vie comme une œuvre d’art » (La couronne d’herbes, Étienne Souriau).

« L’art je crois, est biologique. Créé en nous par les machins de l’évolution. »

 

Point de rupture

Ennuyé à un tel point de l’art bien fait, Ronald Loranger l’artiste se rebelle contre ce qu’il appelle l’art facile, celui des bouquets de fleurs, etc., de toutes ses peintures qui se vendent bien dans les galeries. Sa boussole virevolte, enfin l’artiste prend le large.

« Je veux pas faire des beaux tableaux. »

 

Toronto

Il quitte Kapuskasing à l’âge de 17 ans. Arrive dans la grande ville où il se sent plus libre de vivre sa sexualité comme il l’entend. Pour survivre, Ronald se prête à toutes sortes d’activités alimentaires, une variété de p’tites jobs, qui ne payent pas.

Par contre, malgré toute cette agitation quotidienne, dans la ville de Toronto, il trouve le moyen d’étudier les arts et le graphisme au Ontario College of Art (aujourd’hui l’OCAD University).

À l’âge de 24 ans, il quitte Toronto pour s’installer à Londres où il habitera exactement un an et un jour. Un ami intime le prendra alors en charge.

Jobettes de toutes sortes, entre autres, vendeur de souliers à toute une faune d’individus bizarres, dont des bikers, des skin heads. Comme la chance lui sourit toujours, dans cette vie mouvementée qui est la sienne, son protecteur est directeur de la gestion générale du Royal Opera House. Ronald assiste à plusieurs concerts. Il y croisera des grandes personnalités du monde de la scène, des personnages puissants de Londres, des vedettes d’Hollywood, mais aussi des gens à prestance historique, comme la princesse Diana et l’archevêque de Cantorbéry. Tout ça l’amuse bien. Ronald ne se prive pas de faire tous les excès, dans la ville de Londres et de transgresser les modes de vie conservateurs. Il s’y défonce jusqu’à la limite, où l’on chavire dans l’abîme. Il se joue dangereusement des frontières entre la vie et la mort. Aussi bien dire que notre artiste mord goulûment dans la pomme d’Adam.

« Tu es fait d’étoiles ! »

Ronald Loranger en profitera pour voyager un peu partout en Europe, entre autres, en Autriche, en Espagne, et en France, à Paris, où il vivra pendant un certain temps. De retour à Londres, Ron frôlera la mort de près et la dame noire le toisera de son regard abyssal. Je me permets de rappeler l’évènement tragique qu’il connaît un soir sur la Tamise où 141 personnes se défoncent sur un bateau pour touristes. Alors que rien ne semble l’annoncer, quelque chose encore inexpliqué fait couler le bateau. En conséquence, tout ce beau monde se retrouve dans l’eau glaciale de la Tamise, enveloppé d’un noir le plus absolu. Hurlements, cris de détresse, panique générale, appels désespérés à l’aide, gens qui se noient à droite et à gauche,… Bon nageur, Ronald n’y voyant rien, se met à nager dans le sens du cours d’eau au débit rapide. Au loin déjà on entendait les cris de désespoir s’éteindre. Courageux, Ron continue de nager, surtout sur le dos. Il entend deux personnes qui se débattent à bout de souffle pour survivre. Ronald réussit à leur porter secours et les traîne avec lui jusqu’aux assises du pont. Ronald se défait de ses vêtements et continue à nager sans rien voir. Finalement, un bateau de secours tire les survivants de l’eau. Plus d’une quarantaine de personnes y auront trouvé la mort, dont quatre amis. Quand Ron est repêché, il est tout nu sur le pont, au grand dam des officiers. Il scandalise tous ces bons citoyens de Londres, nullement habitués à ce genre de scène. Ronald me raconte cette histoire, encore ému de ce triste accident qui le marque à vie.

« As a survivor, you’re srewed up. »

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Quotidien à Toronto

Propriétaire d’une petite maison en banlieue, ouverte à tous les amis (plus ou moins une auberge espagnole, à la manière de l’artiste), il a un atelier dans lequel il fait œuvre au jour le jour, bordé par un silence absolu. Il pourvoit à ses nécessités. Ron de me dire « je marche les chiens ». Le jour, il se promène dans tous les coins de la ville, à la recherche d’images pour nourrir son œuvre. Il cueille toutes sortes d’images, affiches sur des poteaux, panneaux publicitaires, graffitis, dessins sur les trottoirs, tout un bazar visuel pour son œil.

« Est-ce pour ça que Ron fait partie de ToRonTo ? »

« Je prends d’autres images sur le web, ou autour de moi, dans mon quotidien. Je prends tout ce que je vois. Dans mon atelier, je peins parfois jusqu’à l’aube, ça dépend comme je vais. L’important pour moi, c’est de créer mon art et évoluer dans mon art. De vivre de son art. Pour moi c’est important que l’artiste gagne sa vie. »

« Le jour, j’me promène partout dans ville. »

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Certains propos de notre philosophe Alain Deneault corroborent les commentaires de Ronald Loranger. « Certains artistes déplorent (…) l’institutionnalisation de l’art. Leurs œuvres [sont] standardisées pour satisfaire les attentes des ministères de la culture, des musées, et autres académies. » (La Médiocratie).

Standardisation donc des œuvres qui se vendent à gros prix sur le marché national et international de l’art, avec la bénédiction de vénérables institutions du savoir, financées par les contribuables.

 

Galerie du Nouvel Ontario

L’artiste Ronald Loranger est invité comme artiste en résidence pendant une semaine pour réaliser en galerie, une œuvre de grande dimension, de la taille de 30 pieds par 3 ½ pieds, constituée d’un épais papier d’Arches qui sera fixé au mur de la Galerie. Ce papier étalé sur le plancher de la galerie, l’artiste l’inonde d’eau. Période de séchage obligée. Au besoin, il humidifie à nouveau le papier. Éponge le surplus d’eau quand il y en a. À ce stage du processus de création de l’œuvre, Ronald injecte littéralement des gouttes d’eau aux pigments généreux aux formes ovoïdales. À plusieurs reprises, l’artiste aura à humidifier le papier, jouer avec les mouvances qui se dilatent dans l’espace de l’œuvre. De tout ce travail d’où émergera l’œuvre, l’artiste peut passer des heures à travailler une seule blobette, quand tout sera au sec, d’un trait continu, qui ne tolère pas de reprise, Ronald ajoutera des mots et des dessins de choses diverses, éparpillées à loisir sur le papier. Les greffant parfois aux blobettes.

Chose curieuse, quasiment magique, l’espace de l’œuvre fixée au mur se fusionnera à l’espace de la galerie, créant une œuvre à trois dimensions où circulent les blobettes et où le spectateur devient lui-même une blobette.

« Le soir, quand j’faisais mon travail à la Galerie, il y avait un paquet de chapeaux de cowboy qui passaient dans la fenêtre devant. Y’avait un rassemblement de cowboys à Sudbury. Cowboy without a horse. »

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C’est important de mentionner que l’artiste Ronald Loranger a déjà fait des expositions de ses œuvres immenses à Toronto, à Montréal et ailleurs. Actuellement, son œuvre évolue rapidement, en incluant de plus en plus de formes nouvelles, des blobettes éclatées, souvent traversées de phrases laconiques, de traits, de symboles, de signes, un peu partout sur le support qu’il utilise, qui peut varier.

Ronald voudrait bien répéter l’expérience d’une œuvre in situ, qu’il a faite à la Galerie du Nouvel Ontario, dans l’Ouest canadien, sur la côte du Pacifique, aux États-Unis, au Mexique, et possiblement ailleurs en Europe.

« J’aime bien ça interagir avec le public. »

 

 

Les mots

À travers son interaction, sous forme de commentaires intégrés à l’article, Ronald Loranger se donne au mot, en toute liberté, et ainsi il s’écrit et nous écrivons l’article ensemble.

Pierre Raphaël Pelletier

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