Homospectral

Texte d'Alexander Rondeau

L’exposition aberration // apparition rassemble un groupe d’artistes contemporains queers, trans et/ou bispirituels (2QT) du nord de l’Ontario. Dans diverses disciplines artistiques, chacune des œuvres de ces artistes présente une interprétation nuancée et nord-ontarienne de l’hantologie queer, c’est-à-dire des forces complexes et variables agissant sur une personne 2QT qui cherche à s’orienter dans le monde.

Néologisme forgé par Jacques Derrida (avec l’élision), l’hantologie désigne l’impression de ressentir la présence souvent invisible d’un passé social et culturel qui survit à son temps. Une hantologie queer peut se manifester à divers niveaux, que ce soit le legs des pertes subies par le milieu queer (notamment à cause de la crise du SIDA) ou l’impression de subir la surveillance du monde hétéronormatif parce que, justement, on s’écarte de la norme.

Dans les milieux ruraux et les communautés du Nord, le non-conformisme queer n’est qu’entraperçu : ses éclats sont vifs, mais ses manifestations sont généralement peu nombreuses ou éphémères. Dans le Nord, les dispositions aberrantes de l’esprit 2QT semblent surgir comme des fantômes en un lieu et un temps qui ne sont pas les leurs. Mais, vitalement, cette discordance peut aussi être une source de puissance et d’inspiration permettant aux personnes 2QT de prendre le contrepied en hantant le monde qu’elles traversent, comme des apparitions.

L’hantologie queer est aussi appelée à travailler le deuil : l’histoire queer est saturée de forces spectrales et fantasmatiques parce que plusieurs grandes problématiques de l’expérience queer ont été, très littéralement, des questions de vie ou de mort. Par conséquent, l’imaginaire queer hérite d’une histoire qui hante. Dans la queeritude, aujourd’hui, au présent, s’infusent des envies, des attirances, des désirs et des forces affectives du passé. En rejaillissant dans le présent, elles viennent distendre les divisions dans la compréhension linéaire de la queeritude du passé, du présent et du futur. Les artistes réunis dans l’exposition aberration // apparition présentent des perspectives incarnées et nord-ontariennes sur des présences qui hantent les personnes 2QT et qui viennent interroger et complexifier la nature fantomatique de la queeritude.

Ray Fox

Le grand dessin gestuel vertical au fusain de Ray Fox, Otter Trail, est animé d’une forte charge émotive. À première vue, les empreintes des mains maculées de l’artiste peuvent ressembler à une tentative d’évasion désespérée. Mais en fait, l’œuvre de Fox, qui représente des pistes de loutre, est imprégnée de joie et d’espièglerie. Le « sentier de loutre » est un des motifs les plus anciens et les plus répandus de l’art anichinabé du perlage. Il se compose d’une série de losanges reliés par des hexagones débordants qui imitent les quatre pattes, les queues et les ventres de loutres qui courent et glissent dans la neige. Significativement, « la loutre » est aussi une catégorie utilisée couramment dans une taxonomie des corps d’hommes gais.

Fox a choisi d’utiliser le fusain, dont la teinte fantomatique suggère discrètement que ces pistes sont spectrales : les traces que les êtres laissent derrière eux manifestent la présence d’une créature vivante précisément par son absence, dans les empreintes durables laissées dans la neige jusqu’à la prochaine tempête.

Cesar Forero

Budding Waters de Cesar Forero est une installation insolite et colorée de petites figurines en céramique suspendues qui, curieusement, évitent de représenter quelque espèce vivante identifiable que ce soit. Elles sont un peu fantômes, un peu méduses, un peu martiennes, mais elles présentent aussi ces traits caractéristiques des spectacles de drag que sont le rouge à lèvres exagéré et le maquillage dramatique des yeux.

Forero avait d’abord créé cette œuvre en réaction à la surpêche et aux changements climatiques anthropiques qui ont impacté les populations de méduses ces dernières années. Cependant, leur allure franchement queer et fantasmatique invite à une importante réflexion sur l’interprétation et la mésinterprétation de la queeritude dans le Nord, sur la lisibilité des signes et des signifiants qui engendrent les subjectivités queer, ou sur l’inaptitude à percevoir le fait queer comme tel. Les étranges petits êtres du milieu écologique suspendu de Forero, qui nous reluquent pendant que nous les reluquons, nous rappellent un des traits fondamentaux de la queeritude : l’habile évitement de toute allure imposée et l’insistante volonté d’assumer d’innombrables formes et apparences.

Lucy Wowk

Suspendues le long du mur de la galerie qui donne sur la rue, trois photographies 35 mm imprimées sur soie intitulées Hauntings de Lucy Wowk flottent dans les airs comme des fantômes suspendus dans le temps. Wowk a exhumé des photographies d’archives queers et saphiques du 20siècle, accompagnés d’extraits d’écrits personnels issus de ses recherches sur ces images queers des années 1920. À l’origine, Hauntings a été imprimé sur papier pelure biodégradable, puis collé sur une surface rocheuse le long d’un sentier de randonnée pédestre dans le parc Pete’s Dam, près de New Liskeard (Ontario). Wowk décrit des rencontres avec de vagues manifestations de queeritude pendant son enfance dans le Nord qui ont été des instants brefs et fugaces, comme une présence qui hantait ou un voile qui jamais ne se levait tout à fait.

Tejhler lb

À l’arrière-plan de l’œuvre de Tejhler lb, Do Androids Dream of the Pinetree Line of Ground-Control Intercepts?, se dresse l’inquiétante présence d’une station de radar déclassée de l’armée de l’air américaine près de Sioux Lookout (Ontario). Construite dans les années 1950 et déclassée dans les années 1980, cette station d’observation militaire désaffectée reste néanmoins sous forte surveillance, ce qui suscite de l’anxiété chez les communautés autochtones locales qui craignent qu’il s’y passe des activités secrètes. Inspirée par un cauchemar, l’œuvre multimédia de Tejhler est un autoportrait de l’artiste qui se tapit dans son lit sous les mots en surplomb « always under the cover » (toujours sous la couverture), alors que se dresse dans la fenêtre la base militaire qui surveille chacun de leurs mouvements.

Nadine Arpin

Clignotante comme le flashback d’un rêve, l’œuvre La Daans di morr de Nadine Arpin, artiste basée à Sioux Lookout, se compose d’images filmées d’une performance communautaire dans laquelle une grande marionnette en bois de 16 pieds a été mise à feu et agitée pour la faire danser, jumelées à des gigues michifes improvisées au violon. Dans leur création vidéo, Arpin a intégré des textes michifs qui offrent des méditations réfléchies sur le violent effacement du mode de vie bispirituel sous l’emprise de la colonisation de peuplement. Pour Arpin et leur communauté, La Daans di morr a été une pratique soignante et cathartique visant à exorciser un spectre.

Marni Marriott

Une lumière rouge clignotante illumine une peinture sombre et monochrome de Marni Marriott qui, dans un rendu macabre, montre les mains de l’artiste serrant un sac à main orné des motifs estompés d’une courtepointe de grange (à savoir cette forme d’art mural à motifs géométriques). On ne sait pas trop si on voit Marriott dans un club de danse queer, un garage ou même en enfer, mais les motifs de courtepointe de grange sur le sac à main sont un marqueur important de la trajectoire de l’artiste. Dans le passé, les courtepointes de grange qui apparaissaient dans les peintures de Marriott étaient beaucoup plus formelles : elles opéraient un peu comme l’histoire lyrique, narrative, artistique et technique de l’art de la courtepointe, dont les motifs géométriques ont défini l’ornementation lyrique du devenir queer de Marriot dans ses années formatrices. Cependant, dans Handbag (Barn Quilt), la présence du corps de Marriott l’emporte sur les motifs estompés des courtepointes de grange, comme si l’artiste a réussi à surmonter les expériences difficiles dont elle témoignait dans ses œuvres plus structurées et quadrillées, tout en continuant de porter tout près d’elle ces souvenirs ruraux du Nord.

Avec des moyens d’expression divers, ces artistes rendent visibles les perceptions psychiques d’hantologies queers dans le nord de l’Ontario. Plusieurs de ces œuvres balancent dans l’interaction de la puissante capacité de hanter à la manière d’une apparition fantomatique qui caractérise la queeritude avec la surveillance invisible et néanmoins perceptible qui pèse sur les identités 2QT qui s’écartent de la norme.

Collectivement, tous ces artistes documentent diverses formes d’antiprésences qui composent l’expérience queer, ainsi que les capacités surnaturelles qu’ont les personnes 2QT à invoquer de dynamiques formes d’expression justement par le truchement d’absences intangibles, mais ressenties. Le jeu d’éclairage coloré dans la salle d’exposition exprime subtilement certaines envies d’espaces communautaires dans l’esprit queer, qui elles aussi peuvent nous hanter (le nord de l’Ontario est une région plus vaste que le Texas, mais dans toute cette vastitude, un seul établissement s’affiche comme un bar gai.) Parce que toutes ces œuvres mettent au premier plan la joie et l’entrain en tant qu’attitude de résistance, l’exposition aberration // apparition célèbre la résilience dont font preuve ces six artistes 2QT du nord de l’Ontario en cherchant leur voie dans un monde opprimant et en composant avec des sentiments qui donnent la chair de poule.