Du dehors au dedans : Décoder « Intérieur » de Jérôme Havre

Texte d'accompagnement

par Pam Nelson

« Wow! Ils t’ont laissé faire ça ici? » C’est la première pensée qui m’est venue à l’esprit en entrant dans la Galerie du Nouvel-Ontario. Dans le cadre d’une résidence d’artiste d’un mois à la GNO, l’artiste torontois Jérôme Havre expérimentait l’utilisation de l’argile comme matériau de construction. Ce n’est pas le genre de projet qu’on mène normalement à l’intérieur et c’est effectivement ce qui m’a étonnée à mon arrivée dans la galerie. Je vous décris la scène. Au milieu de la pièce prenait forme une sculpture d’argile mouillée se dressant du plancher au plafond, entourée de matériaux de construction. Sur une palette de bois, il y avait des sacs d’argile rouge, deux ou trois bottes de foin, des seaux d’eau, quelques sacs de bran de scie et des seaux de sable. Le plancher, protégé par une grande bâche, était sali de traces de pas mouillées et boueuses partant d’une longue boîte rectangulaire revêtue de plastique (bâtie par le personnel et les bénévoles de la GNO) qui servait d’auge où mélanger les divers ingrédients.

J’avais rencontré Jérôme quelques jours plus tôt lors d’un souper de l’Action de grâce et c’est là qu’il m’avait invitée à venir l’aider à bâtir sa « sculpture de boue ». Bien entendu, son offre m’a tout à fait intéressée. J’étais curieuse de voir ce qu’il mijotait et je suis reconnaissante d’avoir pu travailler avec lui pour un court moment. Avoir l’occasion de travailler à l’arrière-scène avec un artiste, c’est avoir un regard sur son processus créatif, ce qui peut être tout aussi intéressant que l’œuvre elle-même. En m’approchant de la GNO, je sentais déjà l’odeur particulière de l’argile mouillée avant même d’y entrer et à l’intérieur, elle était encore plus intense. La salle avait l’air d’une grange et sentait comme une grange aussi!

Jérôme m’a expliqué que son envie de travailler avec cette matière a été le point de départ de son projet. Il s’agissait de poser un mélange gluant et boueux d’argile, de sable, d’eau, de paille et de bran de scie contre une structure de soutien, une poignée à la fois. Cette technique s’appelle le torchis. Comme les autres techniques de construction en terre crue, elle remonte à des milliers d’années et sert encore de nos jours. Je me suis demandé ce qui distingue les diverses techniques comme le torchis, l’adobe et la bauge, donc j’ai fait un peu de recherche. Le torchis fait appel à une structure de soutien, traditionnellement faite de minces bandes de bois ou de bâtons entrelacés, qu’on couvre d’un mélange de terre, de fumier et de paille. Le mélange adhère à la structure de bois et quand celle-ci finit par pourrir et disparaître, les murs de terre restent debout. L’adobe est une technique où le mélange d’argile et de paille sert à façonner des briques qu’on fait sécher au soleil. On empile ensuite ces briques avec de la boue entre elles pour bâtir la structure désirée. Enfin la bauge est une technique de construction avec un mélange d’argile et de paille, mais sans structure de soutien. Il s’agit d’étendre une épaisse couche d’argile, de la laisser sécher et se renforcer pendant un temps, puis d’aplanir la surface et de poser une autre couche dessus.

En plus de sa structure en torchis, Jérôme a aussi produit un certain nombre d’autres pièces qui forment ensemble une installation ludique et amusante, comme un genre de théâtre. Pour cette exposition, les murs de la galerie sont peints en bleu nuit, comme la couleur du ciel au crépuscule. Ici et là dans la salle se trouvent quelques petits objets en céramique, une pièce d’éclairage et une murale. Vu ses grandes dimensions, la sculpture en torchis est évidemment l’élément central. Sa base au sol est ronde et elle s’élève en étages successivement plus petits jusqu’à s’approcher du plafond. Est-ce un objet ou un espace? On n’y voit aucune porte ni ouverture, bien qu’elle soit « décorée » de formes qui semblent évoquer des éléments structuraux de ce genre. Cette œuvre de taille architecturale divise la salle et nous oblige à tenir compte de sa présence massive alors que nous explorons les autres éléments de l’exposition. Celles-ci sont de petites sculptures faites à la main de terre cuite à basse température, donc elles sont apparentées à l’œuvre centrale par leur matière. Comme l’œuvre en torchis, elles n’ont pas de fonction, bien qu’elles aient la taille d’objets utilitaires, comme les objets de céramique qu’on connaît généralement. Ces objets aussi évoquent des formes architecturales : elles présentent des éléments circulaires qui rappellent vaguement l’Art déco, bien que leur esthétique sans finition ne corresponde pas aux lignes nettes propres à ce style. Ces juxtapositions sont certainement voulues et elles reflètent la volonté de l’artiste, qui souhaite que le geste initial soit l’œuvre achevée.

Jérôme s’intéresse à l’esthétique de l’Art déco, style en vogue dans les années 1920 et 1930, dans la perspective de ses emprunts aux cultures africaines dites « primitives » qui sont devenues « modernes » en raison de leur appropriation par les intellectuels européens. Nous avons longuement discuté de la notion de primitif. Le mot « primitif » peut exprimer un jugement défavorable lorsqu’il sert à exprimer des idées dépassées sur ce qui est moderne par opposition à l’ancien. Mais selon le sens premier du mot, primitif signifie justement premier et voilà une idée intéressante à considérer : l’idée que ces pièces de céramique sont un geste initial ou primaire, un produit pur, non filtré et non raffiné. Nous avons aussi discuté du caractère primitif de l’argile comme matériau de construction. Ce matériau a fait ses preuves en traversant les époques et il sert depuis des millénaires dans nombre de cultures à travers le monde. Considérer le primitif comme étant premier ou initial nous amène à réfléchir au temps : au présent, au passé, au passage du temps et à la manifestation physique du temps. L’œuvre de Jérôme explore le temps contemporain. Ses pièces en céramique « primitives », issues d’un geste premier, ont ensuite été émaillées de patrons multicolores qui leur donnent une esthétique ludique ou psychédélique (donc, une esthétique moderne?). Mais ce que l’observateur non informé ne sait pas, c’est que les lignes de ces pièces correspondent aux lignes des ombres projetées sur les murs de la salle, donc elles documentent le passage du temps alors que l’artiste y travaillait. Jérôme a aussi créé une grande murale d’innombrables traits circulaires de craie rose, jaune et verte à même le mur bleu nuit, de manière à évoquer l’ombre imaginaire de la sculpture de boue au fil des heures où la lumière solaire se déplaçait le long de la devanture de la galerie.

En juxtaposant des gestes initiaux dans ses sculptures d’argile, en employant des matériaux et des techniques qui traversent le temps et l’espace – qui sont à la fois d’ici et d’ailleurs – et en traçant « dans le moment » les lignes dessinées par des ombres, Jérôme se moque gentiment des idées préconçues du « primitif » face à l’idéal du « moderne ».

Je vais m’arrêter là-dessus, mais je mentionne en terminant que l’œuvre de Jérôme, évocatrice et multiforme, est véritablement un théâtre de matières élémentaires dans lequel nous tenons un rôle. Mais mon compte-rendu n’en saisit que quelques fils en rapprochant mes observations personnelles de celles de l’artiste. Je suis heureuse d’avoir connu Jérôme Havre, un bel être humain animé d’un esprit doux et positif. Cette occasion d’observer son processus, d’assister à l’exposition et d’en discuter et d’y réfléchir par la suite a été précieuse pour ma propre pratique artistique. Voilà pourquoi j’intitule mon article « Du dehors au-dedans ». Merci à Jérôme et à la GNO de m’avoir invitée « dedans ».

L'autrice

Originaire de Sudbury et Torontoise d’adoption, Pam Nelson est une artiste et conceptrice interdisciplinaire dont le travail sculptural explore le rapport entre la matière première et la culture humaine.